INTRODUCTION
Le statut pénal du Président de la République est aujourd'hui régi par les articles 67 et 68 de la Constitution. Issues des Républiques antérieures, ces dispositions sont à la fois ambiguës dans leur rédaction et inadaptées dans leur esprit, car elles concernent une présidence traditionnelle sans commune mesure avec la mission du premier des représentants de la nation qu'est le Président de la Ve République.
Appelés tour à tour à en connaître, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont livré des interprétations qui, si elles convergeaient dans leur résultat, divergeaient suffisamment dans leur démarche et leurs implications pour témoigner d'une difficulté réelle.
C'est pour tenter de la résoudre, d'une manière objective, que la Commission, constituée par un décret du 4 juillet 2002, a été invitée, par le Président de la République, à formuler des propositions.
Celles-ci s'inscrivent dans une réflexion générale sur l'équilibre à trouver entre deux préoccupations essentielles l'une et l'autre, et cependant antinomiques : comment, d'un côté, éviter aux responsables d'un pouvoir exécutif d'être l'objet d'attaques judiciaires incessantes, qui mettraient en péril l'exercice de leurs fonctions au service de la collectivité ? Comment, d'un autre côté, éviter qu'ils puissent bénéficier d'une impunité, de fait ou de droit, finalement aussi intolérable dans son principe et insupportable aux citoyens que le harcèlement judiciaire ?
Ces questions ont revêtu d'autant plus d'acuité que, depuis une vingtaine d'années au moins, l'actualité est agitée « d'affaires » dans les genres les plus variés, qui n'ont en commun que de mettre en cause des responsables politiques. Des pratiques jadis considérées comme tolérables - allant des « cabinets noirs » aux écoutes téléphoniques, en passant par les fonds spéciaux - ont cessé de l'être. Des habitudes anciennes et souterraines - le financement occulte de la vie politique - sont apparues au grand jour. Et certains faits de corruption ont été révélés et sanctionnés.
Alors que les activités politiques ont longtemps été abritées parce que l'autorité judiciaire n'en était pas saisie, il n'en va plus du tout de même aujourd'hui. A la révérence a succédé le soupçon, souvent de manière excessive dans les deux cas. Le recours à la justice pénale est plus systématique en France que dans d'autres démocraties, pour des raisons de fond mais aussi tenant au système procédural. Il en a résulté un foisonnement de poursuites, parfois infondées, toujours longues, ce qui a favorisé, s'agissant des responsables politiques, une suspicion ambiante et persistante, alors même que plusieurs réformes ont déjà réussi à provoquer les changements souhaités de comportements.
Ce mouvement général ne pouvait s'arrêter aux portes du palais de l'Elysée et, en franchissant ce seuil, la question des relations entre le politique et le pénal a pris un relief particulier, parce que touchant à la magistrature suprême.
Jadis cantonné au domaine des controverses académiques, ce sujet a fait irruption sur la scène publique par l'effet conjugué de ces deux phénomènes que sont, d'une part, l'étendue des pouvoirs exercés par le Président de la Ve République et, d'autre part, la « judiciarisation » de la société en général et de la vie publique en particulier. La rencontre de ces deux facteurs est à l'origine de débats, mais aussi de polémiques et de passions dans les médias, puis dans l'opinion publique.
Le débat, ancien et confidentiel, a pris ainsi un relief nouveau, que l'inadéquation des textes constitutionnels a rendu plus aigu.
Il en est résulté une situation incertaine qui réclame d'être clarifiée pour l'avenir. Elle ne peut l'être qu'à la lumière de principes éprouvés (I), conduisant à des solutions adaptées (II), traduites dans une rédaction appropriée (III).
I. - Nulle part, ou presque, le chef de l'Etat n'est un justiciable comme les autres. Pour s'en tenir aux seules institutions républicaines - car la comparaison avec les monarchies est dénuée de pertinence -, la fonction place celui qui l'exerce dans une position unique, caractérisée comme telle dans la plupart des textes constitutionnels, ceux qui ont régi la France dans le passé comme ceux qui, désormais, organisent la majorité des démocraties dans le monde.
Ici comme ailleurs, aujourd'hui comme hier, tout Président détient un mandat de représentation nationale, garantit la continuité de l'Etat et s'inscrit dans la séparation des pouvoirs.
- A ce triple titre, sa fonction doit être protégée contre ce qui pourrait abusivement l'atteindre, de bonne ou de mauvaise foi.
D'une part, en effet, rien ne paraît justifier qu'un sort différent soit réservé au Président de la République française, par lequel il se trouverait plus exposé que ses homologues étrangers, au risque de porter atteinte à l'image internationale de la France.
D'autre part, à ceux qui s'inquiètent d'une dérive du système politique vers l'irresponsabilité, il est aisé de répondre que la solution à ce problème, s'il se pose, ne passe sans doute pas par le recours systématique à l'autorité judiciaire, qui n'a ni vocation ni ambition de s'ériger en arbitre des désaccords politiques.
Enfin, le Président de la Ve République se distingue par le rôle éminent qui est le sien, en particulier en matière de politique étrangère et de défense. Il est significatif à cet égard qu'il soit le seul chef d'Etat à participer régulièrement aux sommets européens (au demeurant, les chefs de gouvernement participant à ceux-ci sont généralement protégés par les immunités attachées au mandat parlementaire, qu'ils conservent le plus souvent). - En revanche, et justement parce que la protection nécessaire trouve sa source dans la fonction, elle doit être strictement proportionnée aux exigences de celle-ci. Deux conséquences en résultent aussitôt.
Premièrement, parce que l'immunité vise à protéger la fonction et non son titulaire, elle doit être absolue aussi longtemps que dure le mandat, mais elle doit aussi prendre fin avec lui, l'intéressé redevenant alors le justiciable comme les autres, qu'il n'avait cessé d'être qu'à titre temporaire. C'est pour être sûr qu'il en aille bien ainsi que tous les délais de prescription ou de forclusion doivent être suspendus de droit : le fait de pouvoir normalement reprendre ou engager des poursuites à l'issue du mandat est le corollaire de l'impossibilité existant durant l'exercice de la fonction.
Deuxièmement, le souci de protéger la fonction peut exiger, comme l'ont prouvé des précédents notamment étrangers, de la protéger aussi contre son titulaire lui-même, au cas où celui-ci manquerait à ses devoirs, en quelque manière ou circonstance que ce soit, d'une façon telle qu'elle se révèle manifestement incompatible avec la poursuite de son mandat. Alors, il faut que ce mandat puisse prendre prématurément fin, par une destitution.
En d'autres termes, les principes démocratiques, instruits par l'expérience et secondés par le bon sens, donnent à penser que plus est stricte la protection dont bénéficie la présidence de la République - les immunités -, plus est nécessaire la « soupape de sûreté » - la procédure de destitution - toujours disponible pour une crise extrême qu'elle permettrait de résoudre.
II. - C'est l'ensemble de ces principes juridiques, consacrés par l'histoire et la géographie, que la proposition de la Commission devait mettre simultanément en oeuvre, d'abord en assurant une protection efficace de la fonction, ensuite en imaginant une procédure indiscutable de destitution. - Pour être efficace, la protection se doit d'être sans brèches. Elle reprend le principe traditionnel et universel de deux immunités distinctes, l'irresponsabilité et l'inviolabilité, qui, d'ailleurs, s'applique également aux parlementaires, sans discontinuité depuis 1789.
L'irresponsabilité est celle, traditionnelle et indispensable, dont jouit le chef de l'Etat pour tous les actes qu'il a accomplis en cette qualité, et qu'il appartient à l'autorité judiciaire de faire respecter en tant que de besoin. Elle ne connaît de limites que, d'une part, dans les compétences de la Cour pénale internationale, explicitement prises en compte par l'article 53-2 de la Constitution, et, d'autre part, dans la procédure de destitution.
L'inviolabilité vise à ce que, pendant le mandat, aucun subterfuge ne puisse permettre à quiconque de mettre juridiquement en cause le chef de l'Etat devant aucune autorité administrative ou juridictionnelle. En revanche, pour celles des procédures qui seraient légitimes, elles doivent pouvoir être reprises ou engagées à l'issue du mandat. C'est à une loi organique qu'il revient de prévoir le nécessaire à cette fin.
Dans un cas comme dans l'autre, la proposition est proche du droit existant, tel que l'ont interprété le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. Elle tend avant tout à le clarifier et à le systématiser, en même temps qu'à institutionnaliser cette contrepartie indispensable de l'inviolabilité qu'est la suspension des délais de prescription. - S'agissant de la destitution, la Commission a voulu rompre avec la mauvaise pratique par laquelle des procédures en réalité politiques tentent de parodier les procédures judiciaires, au besoin en créant des juridictions d'exception.
Choquante en soi en même temps qu'inutile, cette tentation va aussi à l'encontre des principes fondamentaux de la représentation politique. En vertu de ces principes, le titulaire d'un mandat représentatif ne peut être privé de celui-ci (hors les cas où il a pu l'acquérir ou le conserver frauduleusement) que par d'autres titulaires d'un mandat représentatif. Ces derniers, alors, n'ont nul besoin de se travestir en juges qu'ils ne sont pas. Ils doivent siéger pour ce qu'ils sont - des représentants - et assumer leurs décisions pour ce qu'elles sont - des décisions à caractère politique et non juridictionnel.
Sur les faits, il est proposé de ne pas les enfermer dans une définition a priori tenant à leur nature (pénalement répréhensibles ou constitutifs d'une « haute trahison »...) ou à leur degré (graves, très graves, exceptionnellement graves...). Le seul critère qui doive être retenu est celui de l'incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction, car lui seul, qui relève d'une appréciation évidemment politique, peut justifier, voire exiger, que le mandat prenne fin. De plus, cette formulation présente l'avantage de pouvoir être évolutive : des comportements admis ou tolérés hier ne le sont plus aujourd'hui ; des comportements admis ou tolérés aujourd'hui peuvent ne plus l'être demain ; la rédaction proposée laisse toute sa place à l'évolution inévitable des moeurs et des mentalités.
Sur la procédure, elle peut être lancée par l'Assemblée nationale ou le Sénat, indifféremment. La proposition adoptée par l'une est aussitôt transmise à l'autre qui peut choisir de l'adopter ou non.
Si elle la refuse, la procédure s'arrête, mais le débat, public, s'est tenu dans les deux assemblées du Parlement et a donné lieu à des votes, également publics, par lesquels tous les élus de la nation ont été invités à se prononcer.
Si, au contraire, la seconde assemblée adopte la proposition de réunion de la Haute Cour qui lui est soumise, cela provoque deux conséquences automatiques. Premièrement, le Président de la République, mis en cause par un vote des deux assemblées, est considéré comme empêché, ce qui signifie que ses fonctions lui échappent provisoirement et sont exercées, ainsi qu'il est prévu à l'article 7 de la Constitution, par le président du Sénat. Deuxièmement, la Haute Cour (qui n'est plus « de Justice ») est appelée à se réunir. Elle est formée par tous les députés et sénateurs siégeant conjointement et doit, dans les deux mois et à bulletins secrets, se prononcer par oui ou par non sur la destitution.
Si cette dernière est décidée, elle prend effet immédiatement, en conséquence de quoi une élection présidentielle est organisée (à laquelle, au demeurant, le Président destitué peut être candidat). Si la destitution est rejetée, le chef de l'Etat exerce à nouveau la plénitude de ses pouvoirs.
III. - Cette logique d'ensemble appelle quelques précisions. Certaines figurent dans le texte proposé pour les articles constitutionnels (en particulier sur les conditions de recensement des votes). D'autres sont renvoyées à deux lois organiques, dont la Commission a suggéré le contenu souhaitable à ses yeux.
Si la Commission était suivie, c'est tout le titre IX de la Constitution qui serait modifié, avec des articles 67 et 68 très différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Il serait alors rédigé comme suit :
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