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Violences sexuelles dans le sport: Une analyse
Assemblée plénière du 25 janvier 2024 (Adoption à l'unanimité)
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Face à la répétition et la permanence de violences sexuelles et sexistes (1) dans le sport - dont beaucoup ont été traitées par les médias et qui nourrissent un débat public - Mme Francesca Pasquini, députée de la 2e circonscription des Hauts-de-Seine membre de la délégation aux droits des enfants et membre de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale, a consulté pour avis la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) aux fins de prévenir ces violences, de protéger et accompagner les victimes.
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S'étant saisie de ce sujet, la CNCDH a constaté au fil de ses auditions l'importance du temps écoulé entre les alarmes et les réactions des pouvoirs publics et des milieux sportifs ainsi qu'avec les moyens affectés à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans le sport. Cet écart est d'autant plus dommageable que la prévention des violences sexuelles et sexistes, leur répression et l'accompagnement post-judicaire impliquent un effort pédagogique de grande ampleur, de longue durée et diversifié eu égard à la diversité des acteurs du monde sportif.
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Elle a auditionné de nombreux acteurs - bénévoles, militants associatifs, responsables politiques et institutionnels - afin de traiter et d'approfondir un phénomène qui, malgré les dénonciations récurrentes dont il fait l'objet, atteste d'une permanence préoccupante. La CNCDH a pris connaissance des recommandations formulées par, d'une part, le comité national pour renforcer l'éthique et la vie démocratique dans le sport, co-présidé par Marie-George Buffet et Stéphane Diagana, et d'autre part, par Sabrina Sebaihi, députée et rapporteure de la commission d'enquête sur les dysfonctionnements dans le mouvement sportif. Certaines de leurs recommandations convergent avec celles du présent avis.
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Le comité précité formule des recommandations visant à améliorer le recueil et le croisement des données statistiques, les procédures de détection des violences puis d'investigation sur elles, le fonctionnement des alertes, et la formation de tous les professionnels concernés. Au-delà, la CNCDH souhaite que ces recommandations s'appuient sur une politique publique d'ensemble portant de façon plus générale sur les violences sexuelles et sexistes.
Le milieu sportif : un écosystème qui favorise les violences sexuelles et sexistes
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Comme en atteste la chronique des scandales, affaires et révélations qui se sont succédées ces dernières années, les violences sexuelles et sexistes dans le champ sportif sont désormais sur la place publique. Adossée au mouvement #MeToo, la dénonciation de ces violences a permis de commencer à saisir leur diversité, leur ampleur et leur récurrence. Elles forment un continuum qui va des violences verbales, avec des propos sexistes ou des injures, à la violence physique ou sexuelle en passant par le harcèlement, l'humiliation ou la discrimination. Ces actes peuvent également se dérouler ou se prolonger dans l'espace numérique. Ils trouvent leur racine dans une culture sexiste qui favorise les discriminations et violences fondées sur le genre mais aussi sur l'apparence ou sur l'orientation sexuelle, et qui est illustrée par le traitement réservé aux athlètes intersexes, en particulier en cas d'hyperandrogénie. Le champ sportif, avec toutes ses diversités, présente cette caractéristique que le corps y est central, comme objet et condition de la performance, de la réussite et des bénéfices psychologiques et sociaux qu'elle entraîne. Quelle que soit la discipline, quel que soit le niveau de pratique, l'effort physique, le dépassement de soi, sont magnifiés, célébrés et associés à un ensemble de valeurs morales et sociales : esprit d'équipe, principe de fair-play, toutes notions qui renvoient à une éthique du vivre-ensemble et de l'égalité. La réalité est malheureusement très différente. La longue suite des dénonciations, enquêtes, auditions parlementaires et gouvernementales dessine en effet également un paysage brutal, opaque, très éloigné des idéaux revendiqués par les organisations sportives. Structuré autour d'une conception compétitive de la réussite - sportive et sociale - l'univers sportif s'accommode facilement d'une exaltation de la force, d'un " dépassement " allant jusqu'au sacrifice de soi, d'une assimilation de l'effort à la souffrance. Un tel contexte favorise les phénomènes d'emprise, de déni du côté des agresseurs et d'autocensure, tant de la part des victimes que de leurs familles.
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Cette recherche de la réussite peut également pousser les familles des sportifs, en particulier lorsqu'ils sont mineurs, à ignorer les clignotants, voire les témoignages des victimes, considérant que les violences subies ne seraient que secondaires face à la réussite sportive.
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De façon plus spécifique, les lieux d'activités sportives des personnes handicapées n'échappent pas à cet écosystème, bien au contraire : la conjonction de vulnérabilité liée au handicap et à son invisibilité dans certains cas et de celle liée au sexe, aggrave les risques et l'exposition aux violences. Le corps est ici pris en charge par de nombreux " autres " qui, légitimement et quotidiennement, s'immiscent dans son intimité, sans qu'il ne soit jamais fait référence au consentement, favorisant d'autant les risques de violences (2).
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Ce constat se retrouve également pour les enfants dont la particulière vulnérabilité liée à l'âge entraîne un risque de violences accru. Le milieu sportif dans lequel ils évoluent est construit, la plupart du temps, par et pour les adultes pour qui tendre vers une performance prime sur l'intérêt des enfants. La volonté des adultes (entraîneurs, parents…) s'exerce alors sur le corps de l'enfant sans égard pour son bien-être et son bon développement social et affectif (3).
Un vecteur de civilisation ancré dans une tradition virile de l'effort
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Dans l'idéal de Pierre de Coubertin, le sport serait un vecteur de civilisation, encourageant la " violence maîtrisée " et le développement de rapports pacifiques entre sociétés soucieuses de préserver la " dignité humaine ". Reste qu'il est ancré dans une tradition virile de l'effort, de la performance et de la compétition. Les violences sexuelles et sexistes, dans le champ sportif comme dans beaucoup d'autres - enseignement, lieu de culte, activité para scolaire culturelle, monde du spectacle - restent imprégnées de cette culture patriarcale.
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Malgré la féminisation des pratiques sportives, la culture développée au XIXe siècle a fortement marqué les conceptions et pratiques actuelles qui mettent l'accent sur une combinaison de masculinité, de puissance et de victoire. Les effets en sont facilement toxiques, allant du mépris assumé, voire revendiqué, de tout ce qui est perçu comme une faiblesse, et par extension, à tout ce qui lui est assimilé, à l'affirmation que la force serait une vertu en soi. Ce préjugé massif alimente une série de stéréotypes discriminatoires à l'encontre des femmes et de la féminité du corps, des homosexuels des deux sexes, ainsi que des hommes dont la virilité est mise en doute et défiée. Il peut, corrélativement, exacerber un désir de domination, de possession et de maîtrise d'un corps adolescent -faible par définition - indifféremment de son sexe ou de son genre.
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C'est ainsi que le sexisme ordinaire, véritable préparation à de possibles agressions physiques, s'exprime et se diffuse à travers des paroles déplacées, notamment de la part des entraîneurs, des quolibets ou l'usage fréquent d'insultes. Il s'exerce autant par le dénigrement physique, l'humour machiste que par l'établissement de relations fondées sur un " impératif de séduction ". Les chants de corps de garde, remarques sexistes, insultes, comportements racistes et homophobes appartiennent aussi à une partie de la " culture sportive " et s'expriment encore trop souvent en toute impunité, à l'ombre d'une omerta qui reste puissante. En cas de conflit ou de tension la pression peut s'avérer forte pour protéger le club, l'équipe, la " fédé " ainsi que la qualification et la réputation des personnes et structures impliquées. Ce même " esprit de famille " peut conduire une personne à intégrer sa propre souffrance, à s'effacer derrière le groupe, à banaliser et dissimuler les humiliations et ou les agressions dont elle a été - ou est encore - victime. Cet " esprit de famille " peut également pousser les autres personnes de la " famille " à dissuader la victime de parler des violences subies et, le cas échéant, à lui reprocher de l'avoir fait, voire à l'expulser du groupe.
Une culture permissive à l'égard des violences sexuelles et sexistes
- Cette loi du silence a certes été ébranlée grâce aux lanceurs d'alerte des deux sexes, dont il faut saluer ici le courage, et aux mouvements féministes qui ont secoué la société dans son ensemble. Pour autant, ni le millier de signalements de violences sexuelles dans le sport recueilli par la cellule du ministère des sports ouverte en 2020 (4), ni le niveau de prévention actuel, ni les dénonciations en cascade ne suffisent à enrayer le phénomène. Les efforts déployés continuent de se heurter à des pratiques de déni, plus ou moins sincères et, de façon tout aussi profonde, à une importante sous-estimation du caractère au mieux, décourageant, au pire dangereux, de ce sexisme d'ambiance, à la fois pour les personnes et pour la pratique sportive elle-même. Cette sous-estimation doit beaucoup à la gouvernance du champ sportif, à ses structures et aux intérêts - financiers, de notoriété, concurrentiels - qui animent leurs dirigeants et dictent leurs décisions. Elle s'enracine également dans une certaine vision du rapport que le sport entretient avec la société. L'idée d'un sport en soi, détaché des enjeux de citoyenneté, domine en effet encore largement. Cette pseudo évidence contribue à légitimer une culture de l'irresponsabilité, de l'opacité et de l'autoréglementation. Cet entre-soi dominant et assumé induit la tentation permanente, chez les autorités sportives, d'ignorer les faits aussi longtemps que possible, de ne saisir des tiers qu'en dernier ressort et de privilégier les intérêts de leur structure sur ceux des victimes. Ces mécanismes d'entre-soi favorisent le silence ou des sanctions dont la logique reste strictement interne, loin de toute réparation et du rôle pédagogique d'une décision de justice. Cette omerta est d'autant plus intolérable pour les mineurs, du fait de leur particulière vulnérabilité et de l'obligation de protection qui en découle. Alors que l'intérêt supérieur de l'enfant devrait guider les dirigeants de club, ceux-ci tolèrent des violences en les taisant. Chez les agresseurs, cela nourrit l'idée d'une probable impunité et, chez les victimes, l'idée désespérante que déposer plainte est inutile.
Une prise de conscience tardive, des décisions importantes mais insuffisantes
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Ces dernières décennies, un changement s'est opéré dans la prise en compte de ces violences. On a vu se multiplier les déclarations et prises de décisions destinées à endiguer le phénomène. En 2007, la commission exécutive du Comité international olympique (CIO) a ainsi adopté une déclaration de consensus sur le harcèlement et les abus sexuels dans le sport (5). Identifiant les facteurs de risque, elle adressait des recommandations pour la mise en œuvre de solutions et de mesures de prévention. Répondant à cet appel et à l'initiative du ministère chargé de la santé et des sports, le Comité national olympique français (CNOSF) et les fédérations se sont impliqués dans une démarche de prévention par la signature, en 2008, de la Charte relative à la prévention des violences sexuelles dans le sport. Avec ce document, le mouvement sportif français prenait une série d'engagements visant à créer un environnement où règne le respect mutuel, exposant explicitement le caractère inacceptable de toute violence sexuelle. Cette charte comprend des engagements de bonnes pratiques, prenant en compte les spécificités de la discipline sportive, des publics concernés, des " encadrants " sportifs et des équipements sportifs utilisés. Elle propose des programmes de formation et d'éducation spécifiquement centrés sur la question des violences sexuelles. Elle prévoit également la mise en place de journées de sensibilisation et de prévention dans les centres de formation des sportifs, la réalisation d'une mallette pédagogique…
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Ces engagements n'ont pas fondamentalement changé la donne, ce dont ont témoigné en 2019 la publication du livre de Sarah Abitbol (6), les révélations qui ont suivi et l'émotion qu'elles ont soulevée. La ministre des sports de l'époque, Roxana Maracineanu, a saisi ce sursaut de l'opinion publique pour hausser le ton, prendre des mesures concrètes et inspirer, au-delà d'une simple charte, des mesures juridiques pérennes. Cet engagement gouvernemental a débouché sur une série de mesures concrètes :
- la création d'une cellule de recueil et d'instruction des signalements au sein de la direction des sports, le déclenchement d'inspections générales (Fédération française des sports de glace, Fédération française de judo, Fédération française d'escrime), l'engagement d'une procédure de retrait d'agrément/délégation à l'encontre de la FFSG, le déclenchement systématique d'enquêtes administratives auprès des services déconcentrés, la nomination d'une déléguée ministérielle et l'annonce de la généralisation du contrôle d'honorabilité des bénévoles ;
- l'organisation, en février 2020, avril 2021 et mars 2022, de trois conventions nationales pour témoigner de la mobilisation interministérielle, en présence de 5 ministres : Sports, Enfance, Justice, Education nationale, Egalité, afin de présenter l'action de la cellule de recueil et d'instruction des signalements : nombre de signalements, nombres d'enquêtes, nombre d'interdictions d'exercer, etc ;
- une campagne de prévention et sensibilisation, qui s'est tenue dès la rentrée sportive suivante en août 2020, mobilisant de nombreux sportifs et personnalités, à destination des clubs, fédérations, directions régionales et départementales jeunesse et sports (DRDJS) et collectivités.
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Corrélativement, deux mesures ont constitué des avancées majeures au plan juridique. D'une part, l'extension de l'obligation d'honorabilité (7) à tous les intervenants au contact de mineurs dans un environnement sportif ainsi qu'aux arbitres et aux maîtres-nageurs. Cette extension s'accompagne de la possibilité d'une vérification, par l'intermédiaire des services ad hoc, auprès du FIJAIS (fichier judiciaire automatisé des auteurs d' infractions sexuelles ou violentes) (8). D'autre part, la transformation de la tutelle de l'Etat sur les fédérations sportives en un dispositif de double contractualisation avec le ministère des sports (contrat d'engagement républicain et contrat de délégation) et de contrôle. Cette mesure renforce la responsabilité des fédérations en matière d'éthique et d'intégrité, notamment leurs obligations de protection de l'intégrité physique et morale des pratiquants, entre autres vis-à-vis des violences sexuelles et sexistes.
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Ces innovations se sont accompagnées d'une modification du cadre juridique (lois du 21 août 2021 confortant le respect des principes de la République, et 2 mars 2022 visant à démocratiser le sport en France) pour engager davantage la responsabilité du mouvement sportif : 80 contrats de délégation (et contrats d'engagement républicain) ont ainsi été signés entre le ministère et les fédérations sportives en mars 2022, renforçant les prérogatives des fédérations, notamment sur la protection de l'intégrité des pratiquants. Une série d'autres mesures ont également été adoptées :
- le déploiement de l'interface informatique (API) pour le contrôle automatisé du FIJAISV (Fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes) par toutes les fédérations sportives agréées ;
- la désignation obligatoire, dans chaque fédération et dans les établissements publics du ministère, d'un référent-lutte contre les violences sexuelles et sexistes ;
- l'intégration des obligations de vigilance et de signalement dans les lettres de mission des conseillers techniques sportifs (CTS) ;
- le conventionnement avec les ordres professionnels médicaux et paramédicaux (médecins et sages-femmes, kinés, infirmiers) ;
- la mise à disposition des fédérations et des établissements du ministère d'un catalogue d'offres de services de prévention par des associations subventionnées (droit de tirage pour des interventions jusqu'à 500 000 € financés par le ministère) ;
- la révision du cahier des charges d'habilitation des organismes de formation (obligation de contenus sur la prévention des violences dans les diplômes sportifs), l'animation du réseau des établissements publics (Centre de ressources d'expertise et de performance sportive - CREPS - et écoles nationales) avec obligation de mise en place d'une feuille de route sur les enjeux éthiques à destination des personnels et des résidents.
Un contraste préoccupant entre emphase déclarative et modestie des moyens
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Cette énumération et sa chronologie attestent d'une prise de conscience, suivie de mesures conséquentes, des pouvoirs publics. Elle témoigne également du contraste préoccupant entre, d'une part, la fréquence, la régularité des alertes sérieuses et documentées, voire des procès et, d'autre part, les lenteurs des réactions tant dans le milieu sportif lui-même que dans la sphère publique. Entre les révélations solitaires et courageuses de Catherine Moyon de Baecque (1995) et le premier plan de lutte, Bachelot (2008), plus de dix ans s'écoulent. Il faut encore dix ans entre les dénonciations d'Isabelle Demongeot et la mise en place des dispositifs systématiques et cohérents de Roxana Maracineanu (à partir de 2020) ou les mesures prises par la Fédération française de Tennis (à partir de 2019). On a pu dire du mouvement Me too qu'il a libéré la parole ; en réalité, l'enjeu était également et surtout de faire que la parole soit entendue. Des voix s'étaient élevées mais elles étaient en définitive négligées, étouffées, alors même que, pendant ce temps-là, les violences ont perduré.
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Il est tout aussi frappant de constater la modestie des moyens mobilisés au regard de l'emphase déclarative. A titre d'exemple, la Fédération française de Tennis, l'une des plus riches et la première à avoir intégrée une cellule consacrée à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, à avoir contractée des assurances pour les victimes et institué un Comité d'éthique indépendant et bénévole, consacre moins d'un millième de son chiffre d'affaires à sa cellule intégrité. La fédération de Handball, elle, a mis deux ans à se doter d'un budget annuel de 120 000 €. On retrouve le même décalage entre objectifs et usagers au sein de l'éducation nationale. Trois cent soixante-dix-huit ETP (équivalents temps plein) aux chargés de mission ou référents, ne peuvent pas, de l'aveu même de représentants du ministère couvrir les besoins de l'ensemble du territoire.
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Cette modestie de moyens se constate aussi pour le contrôle d'honorabilité. Ce mécanisme marque un avancement majeur et positif pour identifier les agresseurs. Toutefois, des lenteurs subsistent et limitent son utilité. L'ensemble des acteurs évoluant au sein du club ne font pas l'objet de ce contrôle, notamment les non-licenciés, comme les parents accompagnateurs. Par ailleurs, le délai de traitement de la demande peut être long et la personne figurant au FIJAIS peut de fait exercer au sein du club durant le traitement de cette demande.
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La situation se caractérise donc par un double paradoxe avec, d'une part, beaucoup de souffrances hurlées avant que les mesures efficaces ne soient prises et, d'autre part, beaucoup de vigilance proclamée et de protection revendiquée mais peu de moyens déployés. C'est d'autant plus dommageable que cela vient s'ajouter à d'autres déficits en matière de prévention, tels que l'état dégradé de la médecine scolaire, de la médecine sportive, le peu de moyens accordés à l'accompagnement des victimes et au suivi des agresseurs.
Un changement de paradigme souhaitable et nécessaire
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Les auditions qu'elle a menées ont conduit la CNCDH a la conviction qu'une lutte efficace contre les violences sexuelles et sexistes dans le sport passe par de profondes réformes à mener de concert. La gouvernance sportive, son architecture, les jeux de pouvoir internes, son rapport à l'Etat, doivent être repensés dans leur ensemble, dans un souci de transparence et de responsabilisation des acteurs. La place et le rôle que tient le sport dans les récits pédagogique et médiatique doivent ensuite être élargis à d'autres valeurs éthiques que la seule victoire. Il s'agit d'enraciner au cœur des pratiques sportives mêmes, l'idée que le corps de l'autre n'est ni réductible à son propre désir, ni un trophée à conquérir de haute lutte. Cela requiert que la question du consentement soit rappelée dans les milieux sportifs, et qu'une nouvelle culture sportive soit développée davantage axée sur la coopération, sur une implication solidaire et respectueuse de l'Autre, en lien avec la promotion de l'égalité des sexes et du respect de l'intégrité physique de chacune et chacun. Enfin, il faut d'urgence remédier au décalage entre la faiblesse des moyens - financiers, professionnels, humains - affectés à tous les échelons à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, largement sous-dimensionnés. Il ressort des auditions auxquelles la CNCDH a procédé que les institutions sportives apparaissent incapables d'assumer et de conduire ces réformes. Des changements aussi profonds requièrent une volonté politique affichée au plus haut niveau de l'Etat, facilitant un travail d'articulation entre les nombreuses parties prenantes du monde sportif - de l'école aux hauts niveaux de compétition - avec les politiques publiques de lutte contre les violences sexuelles en général : à l'école, dans le domaine familial, sportif et médical.
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Sans cette réforme globale de gouvernance, sans ce recentrage sur d'authentiques valeurs sportives, sans cette urgente mise à niveau des moyens, il est à craindre que les recommandations qui suivent n'aient qu'un impact limité.
Recommandations
Les auditions et le travail du groupe ont abouti à trois principaux constats :
1 - Les instruments mis en place tardivement tant au niveau des administrations (Sport, Education nationale, Intérieur) que des fédérations sportives restent insuffisants en moyens et en coordination pour répondre aux attentes des victimes et pour assurer la mise en place un mécanisme cohérent de prévention.
2 - Le déploiement dans les dix dernières années de plateformes d'alerte, de comités d'éthique et de référents ne suffit pas à combler une inégalité structurelle entre fédérations, entre départements, et voile de fait la diversité des pratiques.
3 - Au-delà de ce manque de moyens et de coordination, le monde sportif souffre d'un entre-soi qui ne lui permet pas de changer de paradigme et de transformer sa culture pour la rendre incompatible avec la maltraitance et le silence complice.
Ces constats conduisent la CNCDH à recommander, sur le modèle de plusieurs pays (Canada, Suisse, Australie, Pays Bas…), la création d'un organe indépendant des fédérations et du Comité national olympique regroupant les trois dimensions de l'intégrité retenues par le Conseil de l'Europe : intégrité des personnes, des compétitions et des organisations (9).
Le Centre pour l'intégrité du sport (CIS) pourrait être développé à partir de l'AFLD, Agence française de lutte contre le dopage, autorité publique indépendante, existant depuis 2006, disposant de prérogatives de puissance publique et traitant déjà de l'intégrité des compétitions (lutte contre les manipulations et le dopage). A cette compétence serait rajoutée celle de l'intégrité des organisations (coordination et contrôle des comités d'éthique, lutte contre la corruption et pour la bonne gouvernance existants) et enfin l'intégrité des personnes (lutte contre les violences, les abus, les discriminations et garantie de la sûreté et de la sécurité de tous les acteurs).
Sur ce dernier point le CIS pourrait centraliser les plaintes, en suivre les traitements disciplinaires, administratifs ou pénaux, et coordonnerait les actions de prévention et les réseaux de référents en s'assurant du maillage de la métropole et de l'outre-mer. Il assurerait la diffusion de guides universels d'interdits et contrôlerait le respect par les fédérations des chartes et autres engagements conventionnels.
A partir de ces constats, la CNCDH formule une série de recommandations renvoyant à l'organisation du champ sportif, à la prévention des violences sexuelles et sexistes dans le sport, aux enjeux de formation et d'images publiques ainsi que d'accompagnement des victimes.
Recommandation 1 : la CNCDH recommande la création d'un Centre pour l'intégrité dans le sport (CIS), par extension des compétences de l'AFLD de façon à englober le contrôle de l'intégrité des personnes, des compétitions et des organisations.
Constatant par ailleurs que les principaux interlocuteurs des pouvoirs publics dans l'écosystème du monde sportif en France en sont aussi les bénéficiaires, la CNCDH propose de conditionner l'octroi des aides publiques au respect des obligations et des engagements qu'impose la lutte contre les violences et toutes les formes de discriminations.
Recommandation 2: la CNCDH recommande aux pouvoirs publics de se saisir de la signature des conventions et autres accords passés avec le CNOSF, les fédérations et leurs membres pour imposer qu'une dépense minimale à proportion de leur budget soit affectée à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
En ce qui concerne les dispositifs de prévention, la CNCDH propose de renforcer les moyens matériels et humains du FIJAIS afin qu'il gagne en efficacité, notamment au vu des risques liés à la non-inscription, à l'effacement ou à la durée d'inscription des condamnations au FIJAIS, permettant par exemple à un auteur condamné de continuer à exercer, notamment au contact de mineurs.
Recommandation 3 : afin de fiabiliser le circuit de recrutement par le signalement des agresseurs identifiés, la CNCDH recommande que tout recrutement de personnels, toute candidature à des postes élus, soit soumis à une vérification du fichier FIJAIS.
Il apparaît nécessaire de rappeler de façon constante certains interdits et comportements inappropriés tels que l'interdiction pour un adulte de dormir dans la même chambre qu'un mineur, de rentrer dans les vestiaires et dans les douches, de partager une douche, d'effectuer un massage sans la présence d'un tiers ou avec porte fermée, d'avoir des relations amoureuses ou sexuelles lorsqu'il y a un rapport d'autorité de fait ou de droit entre l'auteur et la victime qu'il s'agisse de hiérarchie ou de pouvoir.
Recommandation 4 : la CNCDH recommande de poursuivre et systématiser la diffusion de messages, notamment en ligne, sur les interdits les " conduites proscrites ", les sanctions juridiques et pénales encourues et des modalités de secours et de signalement, afin d'accompagner toutes les campagnes de sensibilisation et les formations des encadrants. Adaptés aux différents publics, des guides spécifiques doivent permettre tant aux victimes qu'aux personnes témoins d'identifier les comportements inappropriés et ainsi, de faciliter une prise de parole. Ces règles devraient être placées sous l'autorité du Centre pour l'intégrité du sport.
Considérant le rôle de prévention des violences, de détection des situations à risques et de suivi thérapeutique assumé par les personnels médicaux, la CNCDH recommande :
Recommandation 5 : le retour à l'obligation d'une délivrance annuelle du certificat médical justifiant de l'aptitude d'une personne aux activités sportives, assorti de la mise en place par le ministère de la santé d'une campagne de sensibilisation à la détection des violences sexuelles et sexistes et de consignes permettant aux professionnels de santé de les repérer, notamment dans le cadre des rendez-vous relatifs à la remise de ce certificat.
Recommandation 6 : la CNCDH recommande la modification du 3° de l'article 226-14 du code pénal afin d'autoriser la levée du secret médical concernant des majeurs au-delà des seuls cas de violences dans le couple, et de supprimer les conditions relatives au danger immédiat pour la vie de la victime majeure et à la contrainte morale résultant de l'emprise exercée par l'auteur des violences, en ce qu'elles sont trop restrictives et se révèlent inadaptées.
Un effort substantiel de formation apparaît indispensable pour mieux identifier ce que sont les violences sexuelles et sexistes dans le sport. Il convient d'élever le niveau de prise de conscience, voire de sortir du déni, pour pouvoir discuter de ce qui, dans le langage, les attitudes, les gestes, favorise les pratiques de violences, tant chez les encadrants que chez les pratiquants.
Recommandation 7 : la CNCDH recommande que les formations contre les violences sexuelles et sexistes soient délivrées en présentiel, par des professionnels ayant une expertise dans le domaine de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes et/ou dans l'accompagnement des victimes. Leurs contenus et rythmes doivent être adaptés aux différents publics - parents, mineurs, personnes en situation de handicap, personnels du ministère des sports. Elles doivent être placées sous la responsabilité du Centre pour l'intégrité du sport.
Recommandation 8 : les contenus de prévention des risques liés aux violences sexuelles et sexistes doivent rapidement être intégrés dans les formations universitaires STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives), qui forment les futurs enseignants d'EPS, éducateurs et managers sportifs. De même, les filières universitaires en santé, psychologie, sociologie, etc. qui dispensent des contenus d'apprentissage sur les violences sexuelles devraient prendre en compte les pratiques sportives. Cette intégration, pouvant conduire à des collaborations interdisciplinaires renforcées, contribuerait à une meilleure compréhension et une meilleure prévention du phénomène.
Comme dans d'autres domaines, l'appréhension de la réalité des violences sexuelles et sexistes dans le sport dépend dans une large mesure de la construction des repères collectifs et culturels portés par les médias, les images héroïsées de sportifs, la promotion des grandes compétitions. D'où les recommandations suivantes :
Recommandation 9 : la CNCDH recommande aux pouvoirs publics d'inciter écoles et instituts de formation de journalistes à intégrer la problématique des violences sexuelles et sportives dans la formation des journalistes sportifs. Elle rappelle aux médias que le vocabulaire utilisé et l'importance des représentations qu'ils peuvent véhiculer peuvent jouer un rôle majeur dans le développement d'une culture sportive respectueuse de l'intégrité physique et psychologique des sportives et sportifs. Elle recommande également aux médias de sanctionner les manquements éventuels des commentateurs sportifs ainsi que des consultants recrutés occasionnellement.
Recommandation 10 : la CNCDH recommande que l'engagement des sportifs de haut niveau dans les campagnes de prévention des violences sexuelles et sexistes soit encouragé et que les pouvoirs publics veillent à ce qu'aucun obstacle institutionnel, y compris de la part des fédérations internationales et/ou du Comité international olympique, ne leur soit opposé au prétexte d'une neutralité du sport.
Recommandation 11 : la CNCDH recommande que l'organisation des grands événements sportifs intègre, largement en amont de leur tenue, les enjeux de sécurité et de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Elle préconise que chacune de ces manifestations rende publique l'identité des personnes référentes vers qui se tourner en cas de problème, la création d'un numéro de téléphone dédié ainsi qu'une application téléchargeable permettant de signaler rapidement un problème, et enfin la mise en place de " lieux sûrs " animés par un personnel dédié, formé à l'accueil, l'écoute, la traduction et l'accompagnement des personnes victimes ou témoins de violences sexuelles et sexistes.
Eu égard aux difficultés qu'affrontent les victimes consécutivement aux dépôts de plainte, la CNCDH soutient les dispositions contenues dans la proposition de loi du sénateur Pla en cours de discussion au Parlement (10) et recommande :
Recommandation 12 : de rendre obligatoire pour les clubs la souscription d'une assurance pour toute personne inscrite en club afin que l'ensemble des frais afférents à la tenue d'un procès soient pris en charge de façon pérenne.
Recommandation 13 : que, lorsque les plaintes aboutissent à un classement sans suite, les parquets - comme certains le pratiquent déjà - au-delà même des dispositions de l'article 40-2 alinéa 2 du code de procédure pénale, invitent les victimes afin de leur expliquer les raisons qui motivent cette décision.
Recommandation 14 : que soit encouragée l'information de l'employeur en cas de poursuites pénales d'un salarié ou d'un bénévole auteur de violences sexuelles et sexistes intervenant au contact de mineurs dans un établissement d'activités physiques et sportives (EAPS), afin d'empêcher que l'auteur puisse se mettre en situation de récidiver.
Recommandation 15 : de recenser et publier au niveau national une liste d'associations disposant des compétences reconnues par l'Etat pour déployer des dispositifs d'aide à la reconstruction par le sport.
(1) Les violences sexuelles sont entendues au sens de la définition proposée par l'Organisation mondiale de la santé c'est-à-dire : " Tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle, ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d'une personne en utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s'y limiter, le foyer et le travail ".
En droit pénal, les termes de " violences sexuelles " renvoient notamment aux agressions sexuelles définies aux articles 222-22 et suivants du code pénal, à savoir essentiellement le crime de viol - articles 222-23 et suivants - et les " autres agressions sexuelles " - articles 222-27 et suivants -, ainsi que le harcèlement sexuel - article 222-33 du code pénal. Les termes de " violences sexistes " renvoient, eux, aux violences volontaires stricto sensu incriminées par les articles 222-7 et suivants du code pénal, aggravées par la circonstance aggravante générale de discrimination de la victime " à raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée " prévue par l'article 132-77 du code pénal (ou par l'article 222-13 5 ter du même code). Entendues lato sensu, ces " violences " pourraient inclure notamment l'outrage sexuel et sexiste - article 222-33-1-1 du code pénal, ou encore le harcèlement moral - article 222-33-2 et suivants - aggravé par la discrimination subie par la victime, en application de l'article 132-77 précité du même code. La plupart de ces infractions sont, de plus, aggravées par la qualité de mineur de 15 ans de la victime ou par l'autorité de droit ou de fait exercée par l'auteur sur la victime.
(2) Voir CNCDH, rapport " Les politiques publiques du handicap ", La Documentation française, 2023, pages 171 à 180.
(3) Voir le rapport annuel 2023 des droits de l'enfant du Défenseur des droits. Pour les violences, plus particulièrement les violences sexuelles, se référer aux pages 16 à 20.
https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/2023-11/ddd_rapport-annuel-enfants_2023_20231023.pdf#%5B%7B%22num%22%3A134%2C%22gen%22%3A0%7D%2C%7B%22name%22%3A%22XYZ%22%7D%2C0%2C765%2C0%5D.
(4) Audition de Fabienne Bourdais, directrice des sports au ministère des sports et des jeux Olympiques et Paralympiques et Laurent Bonvallet, chargé de mission " Ethique sportive, prévention des violences et déploiement territorial ", le 26 octobre 2023.
(5) Voir : https://stillmed.olympics.com/media/Document%20Library/OlympicOrg/News/20070802-IOC-adopts-Consensus-Statement-on-sexual-harassment-and-abuse-in-sport/FR-Sexual-Harassment-Abuse-In-Sportt-report-1125.pdf?_ga=2.213152145.44757286.1705227358-1917015998.1705227358.
(6) ABITBOL Sarah, ANIZAN Emmanuelle, Un si grand silence, Paris, Plon, 2020.
(7) L'obligation d'honorabilité est l'interdiction d'exercer les métiers de professeur, moniteur, éducateur, entraîneur ou animateur d'une activité physique ou sportive, même à titre bénévole en cas de condamnation pour les crimes et délits listés à l'article 212-9 du code du sport.
(8) V. articles 706-53-1 et suivants du code de procédure pénale.
(9) Conseil de l'Europe, Lignes directrices sur l'intégrité du sport, septembre 2020, p. 12.
(10) Proposition de loi visant à renforcer la protection des mineurs et l'honorabilité dans le sport, disponible sur :
https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-241.html.
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