JORF n°0237 du 5 octobre 2024

Assemblée plénière du 26 septembre 2024 (Adoption à l'unanimité)

  1. Alors qu'un nouveau Gouvernement vient de prendre ses fonctions, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) tient à rappeler l'importance pour la France d'exécuter les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans la lignée de la Déclaration sur la remise en cause des engagements internationaux et européens de la France au prétexte de la politique migratoire, adoptée lors de l'assemblée plénière du 30 novembre 2023 par son assemblée plénière, la Commission insiste sur ce point, tant par fidélité aux engagements du pays en faveur des valeurs humanistes, de la démocratie et de l'Etat de droit qui ont présidé à l'élaboration de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH, ci-après « la Convention »), que pour garantir la pérennité du système européen de protection des droits de l'homme.
  2. La CNCDH tient à rappeler que la Convention a été adoptée quelques années après l'effondrement des régimes autoritaires responsables de violations majeures des droits de l'homme (1). Ce texte incarnait alors la promesse d'un Etat de droit garant des droits et libertés des individus. La Convention s'applique pleinement en France, et s'impose ainsi aux pouvoirs publics, charge aux magistrats d'en assurer le respect en cas de contentieux. L'organe juridictionnel de la Convention, la CEDH, peut néanmoins être saisie par des justiciables, après épuisement des voies de recours internes, s'ils estiment être victimes d'une violation de la Convention. Ses arrêts s'imposent aux Etats mis en cause (2).
  3. Depuis 1981, la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour et s'est conformée, avec plus ou moins de célérité, à ses arrêts. Des pans entiers du droit français ont ainsi été modifiés, s'agissant par exemple des écoutes téléphoniques administratives, du régime de la garde à vue ou encore du traitement des enfants adultérins (3). Quelques affaires impliquant la France n'ont pourtant toujours pas donné lieu à une exécution jugée satisfaisante par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe (4). Sur des sujets dits « régaliens », tels que la situation des mineurs isolés étrangers ou les conditions de détention dans les prisons, les pouvoirs publics peinent à mener les réformes qui s'imposent pour garantir le respect effectif de la Convention (5). Dans le domaine de l'expulsion, l'exécution d'un arrêt impliquant des relogements sur des terrains familiaux n'est toujours pas effective (6). La CNCDH relève d'ailleurs que l'inexécution des arrêts favorise l'engorgement dont souffre depuis plusieurs décennies la CEDH, les problèmes non résolus donnant lieu inévitablement à des requêtes similaires.
  4. Si la critique de la jurisprudence européenne revient périodiquement dans le débat public, en particulier à l'occasion d'une condamnation de la France ou lors des débats électoraux, les réactions du ministre de l'Intérieur intervenues l'an dernier ont illustré une remise en cause sans précédent de la Cour et de ses décisions. Pour la première fois, un membre du gouvernement en exercice a assumé publiquement le renvoi d'étrangers vers leur pays d'origine en méconnaissance de la jurisprudence de la CEDH. Pour rappel, celle-ci s'oppose toujours à ce type de mesure lorsqu'il existe un risque de torture dans le pays de destination (7). Un mois plus tard, le 14 novembre 2023, le même ministre a décidé l'expulsion d'un ressortissant ouzbek vers son pays d'origine alors que la Cour s'y était opposée. Par la voie d'une mesure provisoire (8), la CEDH avait en effet fait savoir aux autorités françaises que tant qu'elle n'aurait pas statué sur le fond de l'affaire, cette personne ne devait pas être renvoyée dans ce pays, en raison des traitements inhumains et dégradants auxquels elle risquait d'y être exposée.
  5. La CNCDH insiste sur le fait que le respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme est inconditionnel. Cela s'applique également aux mesures provisoires, comme l'a rappelé récemment le Comité des ministres du Conseil de l'Europe (9). D'ailleurs, le Conseil d'Etat n'a pas tardé à reconnaître lui aussi, le 7 décembre 2023, que l'expulsion du ressortissant ouzbek vers son pays d'origine, « en violation de la mesure provisoire prescrite par la Cour européenne », constituait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (10).
  6. En ces temps troublés, marqués partout en Europe par l'essor des mouvements populistes et par les critiques croissantes adressées à l'Etat de droit dans le débat public, la CNCDH appelle les autorités françaises à s'engager pleinement dans l'exécution des arrêts et des mesures provisoires de la Cour européenne des droits de l'homme, assurant ainsi la promotion des valeurs humanistes, de la démocratie et de l'Etat de droit, fondements de la Convention européenne des droits de l'homme. Il y va de la crédibilité de nos institutions, tant sur le plan interne que sur le plan international. La remise en cause du caractère obligatoire de ses décisions ne porte pas seulement atteinte à l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme, y compris à l'égard des autres Etats parties. Plus fondamentalement, elle compromet dangereusement le principe même de la prééminence du droit.

(1) Le traité de Londres, signé en 1949 par dix Etats européens (Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède), a institué une nouvelle organisation : le Conseil de l'Europe. Dans la foulée, les Etats parties ont adopté un an plus tard la CESDH. Le Conseil de l'Europe compte actuellement 46 Etats membres.
(2) Article 46 de la CESDH : « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».
(3) Voir notamment : CEDH, Kruslin c. France et Huvig c. France, arrêt du 24 avril 1990 (écoutes téléphoniques) ; CEDH, Brusco c. France, arrêt du 14 octobre 2010 (garde à vue) ; CEDH, Mazurek c. France, arrêt du 1er février 2000 (droits successoraux des enfants adultérins).
(4) Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe est chargé d'assurer la surveillance de l'exécution des arrêts de la Cour.
(5) Par exemple : CEDH, Khan c. France, arrêt du 18 février 2019 ; CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c. France, arrêt du 30 janvier 2020 ; CEDH, Moustahi c. France, arrêt du 25 juin 2020.
(6) CEDH, 17 octobre 2013 et 28 avril 2016, Winterstein et autres c France.
(7) Invité au « 20 heures » de TF1, le 13 octobre 2023, le ministre évoquait les condamnations de la France par la Cour européenne en raison de ressortissants tchétchènes renvoyés en Russie : A. Albertini, C. Gatinois et J. Pascual, « Gérald Darmanin : la stratégie de la surenchère », Le Monde, 21 octobre 2023.
(8) La mesure provisoire a été prononcée en mars 2023, et réaffirmée par un courrier du 30 octobre 2023.
Voir l'article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme : « La Cour peut, dans des circonstances exceptionnelles, soit à la demande d'une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d'office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée. Ces mesures, applicables en cas de risque imminent d'atteinte irréparable à un droit protégé par la Convention qui, en raison de sa nature, ne serait pas susceptible de réparation, de restauration ou d'être indemnisée de manière adéquate, peuvent être adoptées, si nécessaire, dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure ».
(9) Comité des ministres du Conseil de l'Europe, 1501e réunion, 11-13 juin 2024 (DH).
(10) CE, Ord., 7 décembre 2023, n° 489817.


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Assemblée plénière du 26 septembre 2024 (Adoption à l'unanimité)

1. Alors qu'un nouveau Gouvernement vient de prendre ses fonctions, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) tient à rappeler l'importance pour la France d'exécuter les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans la lignée de la Déclaration sur la remise en cause des engagements internationaux et européens de la France au prétexte de la politique migratoire, adoptée lors de l'assemblée plénière du 30 novembre 2023 par son assemblée plénière, la Commission insiste sur ce point, tant par fidélité aux engagements du pays en faveur des valeurs humanistes, de la démocratie et de l'Etat de droit qui ont présidé à l'élaboration de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH, ci-après « la Convention »), que pour garantir la pérennité du système européen de protection des droits de l'homme.

2. La CNCDH tient à rappeler que la Convention a été adoptée quelques années après l'effondrement des régimes autoritaires responsables de violations majeures des droits de l'homme (1). Ce texte incarnait alors la promesse d'un Etat de droit garant des droits et libertés des individus. La Convention s'applique pleinement en France, et s'impose ainsi aux pouvoirs publics, charge aux magistrats d'en assurer le respect en cas de contentieux. L'organe juridictionnel de la Convention, la CEDH, peut néanmoins être saisie par des justiciables, après épuisement des voies de recours internes, s'ils estiment être victimes d'une violation de la Convention. Ses arrêts s'imposent aux Etats mis en cause (2).

3. Depuis 1981, la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour et s'est conformée, avec plus ou moins de célérité, à ses arrêts. Des pans entiers du droit français ont ainsi été modifiés, s'agissant par exemple des écoutes téléphoniques administratives, du régime de la garde à vue ou encore du traitement des enfants adultérins (3). Quelques affaires impliquant la France n'ont pourtant toujours pas donné lieu à une exécution jugée satisfaisante par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe (4). Sur des sujets dits « régaliens », tels que la situation des mineurs isolés étrangers ou les conditions de détention dans les prisons, les pouvoirs publics peinent à mener les réformes qui s'imposent pour garantir le respect effectif de la Convention (5). Dans le domaine de l'expulsion, l'exécution d'un arrêt impliquant des relogements sur des terrains familiaux n'est toujours pas effective (6). La CNCDH relève d'ailleurs que l'inexécution des arrêts favorise l'engorgement dont souffre depuis plusieurs décennies la CEDH, les problèmes non résolus donnant lieu inévitablement à des requêtes similaires.

4. Si la critique de la jurisprudence européenne revient périodiquement dans le débat public, en particulier à l'occasion d'une condamnation de la France ou lors des débats électoraux, les réactions du ministre de l'Intérieur intervenues l'an dernier ont illustré une remise en cause sans précédent de la Cour et de ses décisions. Pour la première fois, un membre du gouvernement en exercice a assumé publiquement le renvoi d'étrangers vers leur pays d'origine en méconnaissance de la jurisprudence de la CEDH. Pour rappel, celle-ci s'oppose toujours à ce type de mesure lorsqu'il existe un risque de torture dans le pays de destination (7). Un mois plus tard, le 14 novembre 2023, le même ministre a décidé l'expulsion d'un ressortissant ouzbek vers son pays d'origine alors que la Cour s'y était opposée. Par la voie d'une mesure provisoire (8), la CEDH avait en effet fait savoir aux autorités françaises que tant qu'elle n'aurait pas statué sur le fond de l'affaire, cette personne ne devait pas être renvoyée dans ce pays, en raison des traitements inhumains et dégradants auxquels elle risquait d'y être exposée.

5. La CNCDH insiste sur le fait que le respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme est inconditionnel. Cela s'applique également aux mesures provisoires, comme l'a rappelé récemment le Comité des ministres du Conseil de l'Europe (9). D'ailleurs, le Conseil d'Etat n'a pas tardé à reconnaître lui aussi, le 7 décembre 2023, que l'expulsion du ressortissant ouzbek vers son pays d'origine, « en violation de la mesure provisoire prescrite par la Cour européenne », constituait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (10).

6. En ces temps troublés, marqués partout en Europe par l'essor des mouvements populistes et par les critiques croissantes adressées à l'Etat de droit dans le débat public, la CNCDH appelle les autorités françaises à s'engager pleinement dans l'exécution des arrêts et des mesures provisoires de la Cour européenne des droits de l'homme, assurant ainsi la promotion des valeurs humanistes, de la démocratie et de l'Etat de droit, fondements de la Convention européenne des droits de l'homme. Il y va de la crédibilité de nos institutions, tant sur le plan interne que sur le plan international. La remise en cause du caractère obligatoire de ses décisions ne porte pas seulement atteinte à l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme, y compris à l'égard des autres Etats parties. Plus fondamentalement, elle compromet dangereusement le principe même de la prééminence du droit.

(1) Le traité de Londres, signé en 1949 par dix Etats européens (Belgique, Danemark, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède), a institué une nouvelle organisation : le Conseil de l'Europe. Dans la foulée, les Etats parties ont adopté un an plus tard la CESDH. Le Conseil de l'Europe compte actuellement 46 Etats membres.

(2) Article 46 de la CESDH : « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties ».

(3) Voir notamment : CEDH, Kruslin c. France et Huvig c. France, arrêt du 24 avril 1990 (écoutes téléphoniques) ; CEDH, Brusco c. France, arrêt du 14 octobre 2010 (garde à vue) ; CEDH, Mazurek c. France, arrêt du 1er février 2000 (droits successoraux des enfants adultérins).

(4) Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe est chargé d'assurer la surveillance de l'exécution des arrêts de la Cour.

(5) Par exemple : CEDH, Khan c. France, arrêt du 18 février 2019 ; CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c. France, arrêt du 30 janvier 2020 ; CEDH, Moustahi c. France, arrêt du 25 juin 2020.

(6) CEDH, 17 octobre 2013 et 28 avril 2016, Winterstein et autres c France.

(7) Invité au « 20 heures » de TF1, le 13 octobre 2023, le ministre évoquait les condamnations de la France par la Cour européenne en raison de ressortissants tchétchènes renvoyés en Russie : A. Albertini, C. Gatinois et J. Pascual, « Gérald Darmanin : la stratégie de la surenchère », Le Monde, 21 octobre 2023.

(8) La mesure provisoire a été prononcée en mars 2023, et réaffirmée par un courrier du 30 octobre 2023.

Voir l'article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme : « La Cour peut, dans des circonstances exceptionnelles, soit à la demande d'une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d'office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu'elle estime devoir être adoptée. Ces mesures, applicables en cas de risque imminent d'atteinte irréparable à un droit protégé par la Convention qui, en raison de sa nature, ne serait pas susceptible de réparation, de restauration ou d'être indemnisée de manière adéquate, peuvent être adoptées, si nécessaire, dans l'intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure ».

(9) Comité des ministres du Conseil de l'Europe, 1501e réunion, 11-13 juin 2024 (DH).

(10) CE, Ord., 7 décembre 2023, n° 489817.