JORF n°0006 du 8 janvier 2025

Assemblée plénière du 19 décembre 2024

Adopté à l'unanimité moins une abstention

  1. A l'approche de la date envisagée pour la généralisation du dispositif de « l'accompagnement rénové » des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) prévu par la loi pour le plein emploi du 18 décembre 2023 (1), la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) s'inquiète de l'atteinte aux droits de l'Homme qu'induit sa mise en œuvre.

  2. Cette loi a engendré la transformation de Pôle emploi en France Travail : en confiant à cet opérateur des « missions élargies », elle prévoit des « modalités d'accompagnement renforcé » pour les ayants droit du RSA avec en contrepartie une obligation d'au moins 15 heures (2) d'activité par semaine dans le cadre d'un contrat d'engagement. La loi prévoit, par de nouvelles sanctions, la possibilité d'une suppression de tout ou partie du versement du RSA en cas de non-respect du contrat d'engagement.

  3. A titre liminaire, la CNCDH regrette qu'avant la généralisation du dispositif en 2025, l'analyse complète de l'expérimentation, réalisée sur 18 puis 47 départements, n'ait pas été finalisée et rendue publique (3). Cette carence méthodologique a déjà été dénoncée en 2019 par le Conseil d'Etat dans une étude sur les expérimentations (4). Il convient de ne pas généraliser un dispositif qui n'a pas fait la preuve de son efficacité « toutes choses égales par ailleurs » (5) et de l'absence de risques induits.

  4. La réforme actuelle fait courir plusieurs risques aux droits des personnes, notamment celui du droit à des « moyens convenables d'existence » prévu dans le Préambule de la Constitution de 1946 (6) et celui du droit à « une insertion sociale et professionnelle librement choisie » inclus dans la Charte sociale européenne (7).

Une remise en cause du droit à des moyens convenables d'existence

  1. Dans un avis de 2020 sur la création du revenu universel d'activité (8), la CNCDH rappelait à quel point le droit à des moyens convenables d'existence, fondé sur la reconnaissance de la dignité, était porté par de nombreux textes internationaux et européens (9) auxquels la France est partie.

  2. A cette occasion, elle rappelait aux pouvoirs publics, garants des engagements internationaux, que l'accès aux droits fondamentaux ne peut être conditionné à l'accomplissement préalable de devoirs, en particulier pour ce qui relève du « droit à un niveau de vie suffisant » (10). La Commission tient à réaffirmer ici avec vigueur son attachement à ce principe (11).

  3. Elle dénonce donc fermement tout dispositif qui subordonne le versement d'un revenu minimum de subsistance à la réalisation d'une contrepartie. C'est le cas de la loi pour le plein emploi qui renforce les obligations nécessaires à l'obtention du RSA, dont le montant actuel ne permet par ailleurs pas de vivre de façon digne (12) : à celles déjà existantes, elle ajoute l'inscription obligatoire à France Travail non seulement de l'allocataire mais aussi de son conjoint et la mise en place « d'heures d'activité » à effectuer.

Un dévoiement du droit à l'accompagnement

  1. La CNCDH dénonce un dispositif qui fait porter par les mêmes professionnels de France Travail un accompagnement social (13) et un accompagnement professionnel (14), chacun ayant pourtant sa propre méthode et logique. Une telle organisation met à mal le principe du droit à un accompagnement adapté. Le risque d'exclusion des personnes qui ont le plus besoin de temps d'accompagnement social est d'autant plus élevé dans un contexte de restrictions budgétaires, dont la CNCDH craint qu'elles ne mettent un coup d'arrêt à l'accompagnement « renforcé » affiché par la réforme (15).

  2. Compte-tenu des besoins vitaux de certaines personnes en matière d'accompagnement social, la CNCDH appelle à renforcer tout d'abord la politique de « l'aller-vers », qu'il est essentiel de remettre au premier plan. Aucune insertion professionnelle durable ne semble en effet possible sans analyse approfondie des besoins et projets des personnes. Un système qui reposerait sur une orientation trop rapide des allocataires, ne peut, à terme, que renforcer les risques de mauvaises orientations et de décrochage et laisser de côté des personnes en grande difficulté (16) qui doivent pouvoir bénéficier d'accompagnement social dans la durée avant de rentrer dans un dispositif d'accompagnement dans l'emploi.

  3. La CNCDH alerte également sur la régression du droit à l'accompagnement social s'il se transforme en un contrôle sur l'effectivité de la remise au travail. Il risque en effet de contribuer à la maltraitance institutionnelle (17) - tant auprès de la population ayant besoin de cette protection et y ayant droit que du côté des agents des administrations chargés d'appliquer des règles imprécises et/ou incomprises.

  4. Elle souligne par ailleurs que l'objectif d'un traitement uniforme sur tout le territoire peut difficilement être rempli tant les disparités sont nombreuses, à la fois dans les spécificités territoriales de l'emploi, dans l'effort mis dans l'accompagnement et dans l'interprétation du dispositif de conditionnalité.

Des risques d'atteinte aux libertés individuelles

  1. Ces risques ont déjà été soulevés par le Défenseur des droits dans son analyse du projet de loi sur le plein emploi (18) et par un collectif associatif dans le « Premier bilan des expérimentations RSA » publié en octobre 2024 (19).

  2. En renforçant le contrôle de l'emploi du temps des personnes sommées de s'investir pour un nombre d'heures donné dans une recherche professionnelle, certaines dispositions de la réforme renforcent les risques d'intrusion disproportionnée dans la vie privée des allocataires et de leur famille, du fait du partage de données personnelles sensibles à grande échelle.

  3. Les modalités de l'inscription automatique du conjoint à France Travail nécessiteront par ailleurs une vigilance particulière au moment de la rédaction des décrets.

Une relégation inacceptable des droits humains derrière les priorités économiques dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques sociales

  1. La loi de 1988 sur le Revenu minimum d'insertion comme celle de 1998 relative à la lutte contre les exclusions avaient pour buts affichés de veiller à limiter le niveau des inégalités pour maintenir la cohésion sociale et de lutter contre les exclusions - « impératif national fondé sur le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains » (20). A travers les modifications apportées par la loi sur le plein emploi aux conditions d'attribution et de maintien du versement du RSA, sans apporter en échange les moyens nécessaires à l'accompagnement des personnes, cet objectif de cohésion sociale est remis en cause.

  2. La CNCDH alerte sur des politiques de lutte contre les exclusions et la grande pauvreté reposant exclusivement sur un retour en emploi qui peut prendre du temps. La lutte contre la pauvreté et les inégalités passent aussi par une revalorisation des prestations sociales et de solidarité. Elle s'inquiète, tout comme le Conseil économique social et environnemental dans son avis « Droits sociaux : accès et effectivité » (21), du glissement qui s'opère d'une politique qui relevait de la solidarité nationale vers des politiques dites d'activation, qui rendent responsables les personnes de leur situation de précarité.

  3. La CNCDH attire également l'attention sur les risques associés à l'exigence du plein emploi au détriment des projets de vie et choix professionnel des ayants droit. L'accompagnement vers une insertion sociale et professionnelle ne peut en aucun cas être remplacé par une orientation forcée, vers certaines filières en tension par exemple. La CNCDH rappelle ici que toute contrainte à accepter par défaut une orientation professionnelle va à l'encontre tant de l'intérêt des personnes qui voient leur autonomie entravée que de celui des secteurs concernés.

  4. En conclusion, alors que des discours politiques et médiatiques rendent les personnes précaires responsables de leur situation, la CNCDH recommande d'abroger les dispositions concernant « une durée hebdomadaire d'activité du demandeur d'emploi d'au moins quinze heures » (art. L. 5411-6-1). Elles risquent d'une part d'entrainer une augmentation du non-recours (22) et une dégradation de la qualité de l'accompagnement social ; d'autre part, de porter atteinte aux principes protecteurs du contrat de travail (23). En toute hypothèse, les décrets ne pourront pas prévoir des sanctions qui porteraient atteinte aux principes constitutionnels d'individualisation et de proportionnalité des peines.

(1) Loi pour le plein emploi du 18 décembre 2023, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048581935. La généralisation du dispositif RSA est prévue pour le 1er janvier 2025 bien que les décrets d'application soient encore en cours de rédaction.

(2) Voir Vie publique, « Loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi », 19 décembre 2023, disponible sous : https://www.vie-publique.fr/loi/289715-loi-plein-emploi-france-travail-rsa-handicap-du-18-decembre-2023

(3) Une analyse qualitative du dispositif sur un échantillon de 8 territoires a été publiée sur le site du ministère du travail et de l'emploi (voir https://travail-emploi.gouv.fr/laccompagnement-renove-des-allocataires-du-rsa et https://travail-emploi.gouv.fr/sites/travail-emploi/files/2024-11/Rapport%20RSA.pdf) ; l'analyse quantitative fera l'objet d'une publication ultérieure.

(4) Conseil d'Etat, « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ? », 3 octobre 2019, https://www.conseil-etat.fr/actualites/ameliorer-et-developper-les-experimentations-pour-des-politiques-publiques-plus-efficaces-et-innovantes

(5) Des réserves subsistent quant à la possibilité de généraliser et reproduire à grande échelle les dispositifs mis en place pour l'expérimentation et leurs résultats pour l'ensemble des allocataires. L'économiste Yannick L'Horty notait notamment sur France Info que « les bénéficiaires du RSA qui sont volontaires pour rentrer dans des programmes de formation et d'insertion [tels que ceux proposés par le nouveau dispositif] n'ont pas les mêmes caractéristiques que la moyenne des allocataires. […] Ils sont plus jeunes, ont moins d'ancienneté dans le dispositif, ont davantage d'expériences professionnelles dans les dernières années et ont une recherche d'emploi plus active, autant de caractéristiques individuelles qui les distinguent et qui vont contribuer à accélérer leur accès à l'emploi » (voir Franceinfo:, « Vrai/Faux : Un bénéficiaire du RSA conditionné sur deux retrouve-t-il un emploi comme l'affirme Gabriel Attal ? », 10 mars 2024, disponible sous https://www.francetvinfo.fr/vrai-ou-fake/vrai-ou-faux-un-beneficiaire-du-rsa-conditionne-sur-deux-retrouve-t-il-un-emploi-comme-l-affirme-gabriel-attal_6405382.html).

(6) Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946

(7) Article 1 de la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996 ; voir aussi l'article 13 qui prévoit le droit à l'assistance sociale et médicale ainsi que le droit à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale (article 30). Le Comité européen des droits sociaux a précisé que le droit à l'assistance sociale ne peut relever de la seule discrétion de l'administration, il doit constituer un droit individuel établi par la loi et être assorti d'un droit de recours effectif (Conclusions I [1969] ; voir https://hudoc.esc.coe.int/fre/?i=I_Ob_-47/Ob/FR).

(8) CNCDH, Avis sur la création d'un revenu universel d'activité, assemblée plénière du 23 juin 2020, disponible sous : http://www.cncdh.fr/publications/avis-sur-la-creation-dun-revenu-universel-dactivite-2020-9

(9) Parmi ces engagements, voir CSE, Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 36 Article 6 « droit à la vie », CCPR/C/GC/36, § 26, qui impose l'obligation de « prendre les mesures appropriées destinées à améliorer certains contextes dans la société susceptibles d'engendrer des menaces directes pour la vie ou d'empêcher des personnes de jouir de leur droit à la vie dans la dignité » ; PIDESC (obligation de prendre des mesures appropriées pour permettre la réalisation du droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille) ; et Objectifs de développement durable 1, 2, 3 et 10.

(10) Notamment art. 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH).

(11) Ce principe demeure quand bien même le Conseil constitutionnel a considéré que l'article L. 5411-6 du code du travail issu de la loi du 18 décembre 2023 « ne méconnaît pas non plus le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant, ni aucune autre exigence constitutionnelle ». Voir Conseil constitutionnel, décision n° 2023-858 DC du 14 décembre 2023, §38. Pour rappel, le Conseil ne contrôle pas la conformité de la loi au regard des engagements internationaux de la France.

(12) Le montant du RSA (635,71 euros pour une personne seule sur le site service-public.fr) demeure très en-dessous du seuil de pauvreté (fixé en 2024 à 1 216 euros par mois pour une personne vivant seule).

(13) Qui peut concerner notamment le logement et la santé.

(14) Pour la formation ou l'activation d'un réseau employeur par exemple.

(15) Site du ministère du travail et de l'emploi, « L'accompagnement rénové des allocataires du RSA », publié le 5 juillet 2023 et mis à jour le 19 novembre 2024, disponible sous : https://travail-emploi.gouv.fr/laccompagnement-renove-des-allocataires-du-rsa

(16) Certaines personnes ne sont ainsi pas en état de faire face aux nouveaux dispositifs (convocation par internet et prises de rendez-vous à distance alors que la personne dort parfois à la rue et n'a pas de téléphone ni d'accès internet) et peuvent cumuler de grandes difficultés (santé, mobilité, etc.).

(17) Selon la définition adoptée par la France en 2022, « La maltraitance au sens du présent code vise toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu'un geste, une parole, une action ou un défaut d'action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d'accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations » (Loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants).

(18) Défenseur des droits, Avis 23-05 du 6 juillet 2023 relatif au projet de loi pour le plein emploi, 6 juillet 2023, disponible sous https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=47832

(19) Secours catholique, Aequitaz et Atd Quart monde, « Premier bilan des expérimentations RSA : 4 alertes pour répondre aux inquiétudes des allocataires », 14 octobre 2024, disponible sous : https://www.secours-catholique.org/sites/default/files/03-Documents/Premier%20bilan%20des%20expe%CC%81rimentations%20RSA%20-%20SCCF%20ATD%20AequitaZ%20-%2010%202024.pdf

(20) Loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000206894

(21) CESE, avis « Droits sociaux : accès et effectivité », adopté le 27 novembre 2024, disponible sous : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2024/2024_21_droits_sociaux.pdf

(22) Voir Drees, Etudes et résultats n° 1263, 12 avril 2023, disponible sous : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2023-04/ER1263.pdf. La crainte des conséquences négatives est passée de 8 % à 18 % pour expliquer les motifs de non-accès aux droits. Voir également Chareyron Sylvain, Le Gall Rémi, L'Horty Yannick, « Droits et devoirs du RSA » : l'impact des contrôles sur la participation des bénéficiaires, 2021, disponible sous : https://hal.science/hal-03240760v1/document

(23) La CNCDH attire l'attention sur les risques que peut induire indirectement une réforme rendant obligatoire un minimum d'heures d'activité non rémunérées : pour le cas où des décrets d'application suffisamment précis feraient défaut, des abus sont susceptibles de se produire, comme l'a déjà remarqué le rapport associatif à l'occasion des expérimentations RSA (voir « Premier bilan des expérimentations RSA », Op.cit.). Des syndicats et des ONG alertent en particulier sur le risque de travail non rémunéré en lieu et place de réelles embauches dans certains contextes locaux et de détournement/contournement des règles protectrices du contrat de travail.


Historique des versions

Version 1

Assemblée plénière du 19 décembre 2024

Adopté à l'unanimité moins une abstention

1. A l'approche de la date envisagée pour la généralisation du dispositif de « l'accompagnement rénové » des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) prévu par la loi pour le plein emploi du 18 décembre 2023 (1), la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) s'inquiète de l'atteinte aux droits de l'Homme qu'induit sa mise en œuvre.

2. Cette loi a engendré la transformation de Pôle emploi en France Travail : en confiant à cet opérateur des « missions élargies », elle prévoit des « modalités d'accompagnement renforcé » pour les ayants droit du RSA avec en contrepartie une obligation d'au moins 15 heures (2) d'activité par semaine dans le cadre d'un contrat d'engagement. La loi prévoit, par de nouvelles sanctions, la possibilité d'une suppression de tout ou partie du versement du RSA en cas de non-respect du contrat d'engagement.

3. A titre liminaire, la CNCDH regrette qu'avant la généralisation du dispositif en 2025, l'analyse complète de l'expérimentation, réalisée sur 18 puis 47 départements, n'ait pas été finalisée et rendue publique (3). Cette carence méthodologique a déjà été dénoncée en 2019 par le Conseil d'Etat dans une étude sur les expérimentations (4). Il convient de ne pas généraliser un dispositif qui n'a pas fait la preuve de son efficacité « toutes choses égales par ailleurs » (5) et de l'absence de risques induits.

4. La réforme actuelle fait courir plusieurs risques aux droits des personnes, notamment celui du droit à des « moyens convenables d'existence » prévu dans le Préambule de la Constitution de 1946 (6) et celui du droit à « une insertion sociale et professionnelle librement choisie » inclus dans la Charte sociale européenne (7).

Une remise en cause du droit à des moyens convenables d'existence

5. Dans un avis de 2020 sur la création du revenu universel d'activité (8), la CNCDH rappelait à quel point le droit à des moyens convenables d'existence, fondé sur la reconnaissance de la dignité, était porté par de nombreux textes internationaux et européens (9) auxquels la France est partie.

6. A cette occasion, elle rappelait aux pouvoirs publics, garants des engagements internationaux, que l'accès aux droits fondamentaux ne peut être conditionné à l'accomplissement préalable de devoirs, en particulier pour ce qui relève du « droit à un niveau de vie suffisant » (10). La Commission tient à réaffirmer ici avec vigueur son attachement à ce principe (11).

7. Elle dénonce donc fermement tout dispositif qui subordonne le versement d'un revenu minimum de subsistance à la réalisation d'une contrepartie. C'est le cas de la loi pour le plein emploi qui renforce les obligations nécessaires à l'obtention du RSA, dont le montant actuel ne permet par ailleurs pas de vivre de façon digne (12) : à celles déjà existantes, elle ajoute l'inscription obligatoire à France Travail non seulement de l'allocataire mais aussi de son conjoint et la mise en place « d'heures d'activité » à effectuer.

Un dévoiement du droit à l'accompagnement

8. La CNCDH dénonce un dispositif qui fait porter par les mêmes professionnels de France Travail un accompagnement social (13) et un accompagnement professionnel (14), chacun ayant pourtant sa propre méthode et logique. Une telle organisation met à mal le principe du droit à un accompagnement adapté. Le risque d'exclusion des personnes qui ont le plus besoin de temps d'accompagnement social est d'autant plus élevé dans un contexte de restrictions budgétaires, dont la CNCDH craint qu'elles ne mettent un coup d'arrêt à l'accompagnement « renforcé » affiché par la réforme (15).

9. Compte-tenu des besoins vitaux de certaines personnes en matière d'accompagnement social, la CNCDH appelle à renforcer tout d'abord la politique de « l'aller-vers », qu'il est essentiel de remettre au premier plan. Aucune insertion professionnelle durable ne semble en effet possible sans analyse approfondie des besoins et projets des personnes. Un système qui reposerait sur une orientation trop rapide des allocataires, ne peut, à terme, que renforcer les risques de mauvaises orientations et de décrochage et laisser de côté des personnes en grande difficulté (16) qui doivent pouvoir bénéficier d'accompagnement social dans la durée avant de rentrer dans un dispositif d'accompagnement dans l'emploi.

10. La CNCDH alerte également sur la régression du droit à l'accompagnement social s'il se transforme en un contrôle sur l'effectivité de la remise au travail. Il risque en effet de contribuer à la maltraitance institutionnelle (17) - tant auprès de la population ayant besoin de cette protection et y ayant droit que du côté des agents des administrations chargés d'appliquer des règles imprécises et/ou incomprises.

11. Elle souligne par ailleurs que l'objectif d'un traitement uniforme sur tout le territoire peut difficilement être rempli tant les disparités sont nombreuses, à la fois dans les spécificités territoriales de l'emploi, dans l'effort mis dans l'accompagnement et dans l'interprétation du dispositif de conditionnalité.

Des risques d'atteinte aux libertés individuelles

12. Ces risques ont déjà été soulevés par le Défenseur des droits dans son analyse du projet de loi sur le plein emploi (18) et par un collectif associatif dans le « Premier bilan des expérimentations RSA » publié en octobre 2024 (19).

13. En renforçant le contrôle de l'emploi du temps des personnes sommées de s'investir pour un nombre d'heures donné dans une recherche professionnelle, certaines dispositions de la réforme renforcent les risques d'intrusion disproportionnée dans la vie privée des allocataires et de leur famille, du fait du partage de données personnelles sensibles à grande échelle.

14. Les modalités de l'inscription automatique du conjoint à France Travail nécessiteront par ailleurs une vigilance particulière au moment de la rédaction des décrets.

Une relégation inacceptable des droits humains derrière les priorités économiques dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques sociales

15. La loi de 1988 sur le Revenu minimum d'insertion comme celle de 1998 relative à la lutte contre les exclusions avaient pour buts affichés de veiller à limiter le niveau des inégalités pour maintenir la cohésion sociale et de lutter contre les exclusions - « impératif national fondé sur le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains » (20). A travers les modifications apportées par la loi sur le plein emploi aux conditions d'attribution et de maintien du versement du RSA, sans apporter en échange les moyens nécessaires à l'accompagnement des personnes, cet objectif de cohésion sociale est remis en cause.

16. La CNCDH alerte sur des politiques de lutte contre les exclusions et la grande pauvreté reposant exclusivement sur un retour en emploi qui peut prendre du temps. La lutte contre la pauvreté et les inégalités passent aussi par une revalorisation des prestations sociales et de solidarité. Elle s'inquiète, tout comme le Conseil économique social et environnemental dans son avis « Droits sociaux : accès et effectivité » (21), du glissement qui s'opère d'une politique qui relevait de la solidarité nationale vers des politiques dites d'activation, qui rendent responsables les personnes de leur situation de précarité.

17. La CNCDH attire également l'attention sur les risques associés à l'exigence du plein emploi au détriment des projets de vie et choix professionnel des ayants droit. L'accompagnement vers une insertion sociale et professionnelle ne peut en aucun cas être remplacé par une orientation forcée, vers certaines filières en tension par exemple. La CNCDH rappelle ici que toute contrainte à accepter par défaut une orientation professionnelle va à l'encontre tant de l'intérêt des personnes qui voient leur autonomie entravée que de celui des secteurs concernés.

18. En conclusion, alors que des discours politiques et médiatiques rendent les personnes précaires responsables de leur situation, la CNCDH recommande d'abroger les dispositions concernant « une durée hebdomadaire d'activité du demandeur d'emploi d'au moins quinze heures » (art. L. 5411-6-1). Elles risquent d'une part d'entrainer une augmentation du non-recours (22) et une dégradation de la qualité de l'accompagnement social ; d'autre part, de porter atteinte aux principes protecteurs du contrat de travail (23). En toute hypothèse, les décrets ne pourront pas prévoir des sanctions qui porteraient atteinte aux principes constitutionnels d'individualisation et de proportionnalité des peines.

(1) Loi pour le plein emploi du 18 décembre 2023, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048581935. La généralisation du dispositif RSA est prévue pour le 1er janvier 2025 bien que les décrets d'application soient encore en cours de rédaction.

(2) Voir Vie publique, « Loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi », 19 décembre 2023, disponible sous : https://www.vie-publique.fr/loi/289715-loi-plein-emploi-france-travail-rsa-handicap-du-18-decembre-2023

(3) Une analyse qualitative du dispositif sur un échantillon de 8 territoires a été publiée sur le site du ministère du travail et de l'emploi (voir https://travail-emploi.gouv.fr/laccompagnement-renove-des-allocataires-du-rsa et https://travail-emploi.gouv.fr/sites/travail-emploi/files/2024-11/Rapport%20RSA.pdf) ; l'analyse quantitative fera l'objet d'une publication ultérieure.

(4) Conseil d'Etat, « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ? », 3 octobre 2019, https://www.conseil-etat.fr/actualites/ameliorer-et-developper-les-experimentations-pour-des-politiques-publiques-plus-efficaces-et-innovantes

(5) Des réserves subsistent quant à la possibilité de généraliser et reproduire à grande échelle les dispositifs mis en place pour l'expérimentation et leurs résultats pour l'ensemble des allocataires. L'économiste Yannick L'Horty notait notamment sur France Info que « les bénéficiaires du RSA qui sont volontaires pour rentrer dans des programmes de formation et d'insertion [tels que ceux proposés par le nouveau dispositif] n'ont pas les mêmes caractéristiques que la moyenne des allocataires. […] Ils sont plus jeunes, ont moins d'ancienneté dans le dispositif, ont davantage d'expériences professionnelles dans les dernières années et ont une recherche d'emploi plus active, autant de caractéristiques individuelles qui les distinguent et qui vont contribuer à accélérer leur accès à l'emploi » (voir Franceinfo:, « Vrai/Faux : Un bénéficiaire du RSA conditionné sur deux retrouve-t-il un emploi comme l'affirme Gabriel Attal ? », 10 mars 2024, disponible sous https://www.francetvinfo.fr/vrai-ou-fake/vrai-ou-faux-un-beneficiaire-du-rsa-conditionne-sur-deux-retrouve-t-il-un-emploi-comme-l-affirme-gabriel-attal_6405382.html).

(6) Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946

(7) Article 1 de la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996 ; voir aussi l'article 13 qui prévoit le droit à l'assistance sociale et médicale ainsi que le droit à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale (article 30). Le Comité européen des droits sociaux a précisé que le droit à l'assistance sociale ne peut relever de la seule discrétion de l'administration, il doit constituer un droit individuel établi par la loi et être assorti d'un droit de recours effectif (Conclusions I [1969] ; voir https://hudoc.esc.coe.int/fre/?i=I_Ob_-47/Ob/FR).

(8) CNCDH, Avis sur la création d'un revenu universel d'activité, assemblée plénière du 23 juin 2020, disponible sous : http://www.cncdh.fr/publications/avis-sur-la-creation-dun-revenu-universel-dactivite-2020-9

(9) Parmi ces engagements, voir CSE, Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 36 Article 6 « droit à la vie », CCPR/C/GC/36, § 26, qui impose l'obligation de « prendre les mesures appropriées destinées à améliorer certains contextes dans la société susceptibles d'engendrer des menaces directes pour la vie ou d'empêcher des personnes de jouir de leur droit à la vie dans la dignité » ; PIDESC (obligation de prendre des mesures appropriées pour permettre la réalisation du droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille) ; et Objectifs de développement durable 1, 2, 3 et 10.

(10) Notamment art. 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH).

(11) Ce principe demeure quand bien même le Conseil constitutionnel a considéré que l'article L. 5411-6 du code du travail issu de la loi du 18 décembre 2023 « ne méconnaît pas non plus le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant, ni aucune autre exigence constitutionnelle ». Voir Conseil constitutionnel, décision n° 2023-858 DC du 14 décembre 2023, §38. Pour rappel, le Conseil ne contrôle pas la conformité de la loi au regard des engagements internationaux de la France.

(12) Le montant du RSA (635,71 euros pour une personne seule sur le site service-public.fr) demeure très en-dessous du seuil de pauvreté (fixé en 2024 à 1 216 euros par mois pour une personne vivant seule).

(13) Qui peut concerner notamment le logement et la santé.

(14) Pour la formation ou l'activation d'un réseau employeur par exemple.

(15) Site du ministère du travail et de l'emploi, « L'accompagnement rénové des allocataires du RSA », publié le 5 juillet 2023 et mis à jour le 19 novembre 2024, disponible sous : https://travail-emploi.gouv.fr/laccompagnement-renove-des-allocataires-du-rsa

(16) Certaines personnes ne sont ainsi pas en état de faire face aux nouveaux dispositifs (convocation par internet et prises de rendez-vous à distance alors que la personne dort parfois à la rue et n'a pas de téléphone ni d'accès internet) et peuvent cumuler de grandes difficultés (santé, mobilité, etc.).

(17) Selon la définition adoptée par la France en 2022, « La maltraitance au sens du présent code vise toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu'un geste, une parole, une action ou un défaut d'action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d'accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations » (Loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants).

(18) Défenseur des droits, Avis 23-05 du 6 juillet 2023 relatif au projet de loi pour le plein emploi, 6 juillet 2023, disponible sous https://juridique.defenseurdesdroits.fr/index.php?lvl=notice_display&id=47832

(19) Secours catholique, Aequitaz et Atd Quart monde, « Premier bilan des expérimentations RSA : 4 alertes pour répondre aux inquiétudes des allocataires », 14 octobre 2024, disponible sous : https://www.secours-catholique.org/sites/default/files/03-Documents/Premier%20bilan%20des%20expe%CC%81rimentations%20RSA%20-%20SCCF%20ATD%20AequitaZ%20-%2010%202024.pdf

(20) Loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, disponible sous : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000206894

(21) CESE, avis « Droits sociaux : accès et effectivité », adopté le 27 novembre 2024, disponible sous : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2024/2024_21_droits_sociaux.pdf

(22) Voir Drees, Etudes et résultats n° 1263, 12 avril 2023, disponible sous : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2023-04/ER1263.pdf. La crainte des conséquences négatives est passée de 8 % à 18 % pour expliquer les motifs de non-accès aux droits. Voir également Chareyron Sylvain, Le Gall Rémi, L'Horty Yannick, « Droits et devoirs du RSA » : l'impact des contrôles sur la participation des bénéficiaires, 2021, disponible sous : https://hal.science/hal-03240760v1/document

(23) La CNCDH attire l'attention sur les risques que peut induire indirectement une réforme rendant obligatoire un minimum d'heures d'activité non rémunérées : pour le cas où des décrets d'application suffisamment précis feraient défaut, des abus sont susceptibles de se produire, comme l'a déjà remarqué le rapport associatif à l'occasion des expérimentations RSA (voir « Premier bilan des expérimentations RSA », Op.cit.). Des syndicats et des ONG alertent en particulier sur le risque de travail non rémunéré en lieu et place de réelles embauches dans certains contextes locaux et de détournement/contournement des règles protectrices du contrat de travail.