(M. ICHAM E.)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 juin 2025 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 514 du 12 juin 2025), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour M. Icham E. par Me Ruben Garcia, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1158 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 743-19 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité, ensemble la décision du Conseil constitutionnel n° 2011-631 DC du 9 juin 2011 ;
- la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 7 juillet 2025 ;
- les observations présentées pour le requérant par la SAS Zribi et Texier, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le 9 juillet 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Isabelle Zribi, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le requérant, et Mme Laure Durand-Viel, désignée par le Premier ministre, à l'audience publique du 6 août 2025 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 2 septembre 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
- L'article L. 743-19 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction résultant de la loi du 26 janvier 2024 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Lorsqu'une ordonnance du magistrat du siège du tribunal judiciaire met fin à la rétention d'un étranger ou l'assigne à résidence, elle est immédiatement notifiée au procureur de la République. L'étranger est maintenu à la disposition de la justice pendant un délai de vingt-quatre heures à compter de cette notification, à moins que le procureur de la République n'en dispose autrement ».
- Le requérant reproche tout d'abord à ces dispositions de prévoir que l'étranger placé en rétention peut être maintenu à la disposition de la justice pendant une durée de vingt-quatre heures malgré la notification d'une décision de justice ordonnant sa remise en liberté. Cette privation de liberté n'étant, selon lui, ni adaptée, ni nécessaire, ni proportionnée au regard de l'objectif poursuivi, il en résulterait une méconnaissance de la liberté individuelle et de la compétence de l'autorité judiciaire, qui en est la gardienne, garanties par l'article 66 de la Constitution.
- Par ailleurs, le requérant soutient que ces dispositions confèreraient au ministère public des prérogatives excessives en lui permettant de différer de vingt-quatre heures l'exécution d'une telle décision de remise en liberté, en méconnaissance des droits de la défense et du droit à un procès équitable découlant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
- Enfin, il fait valoir que les dispositions renvoyées institueraient une différence de traitement injustifiée entre les étrangers retenus dont la remise en liberté a été ordonnée et les personnes détenues provisoirement, qui ne peuvent être maintenues à la disposition de la justice que pendant quatre heures dans le cadre de la procédure du « référé-détention » prévue à l'article 187-3 du code de procédure pénale. Il en résulterait une méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant la justice.
- Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « vingt-quatre heures » figurant à la seconde phrase de l'article L. 743-19 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
- Sur le fond :
- Aux termes de l'article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». La liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur non nécessaire. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis.
- En principe, il résulte de cette disposition que, lorsqu'un magistrat du siège a, dans la plénitude des pouvoirs que lui confère son rôle de gardien de la liberté individuelle, décidé par une décision juridictionnelle qu'une personne doit être mise en liberté, il ne peut être fait obstacle à cette décision, fût-ce dans l'attente, le cas échéant, de celle du juge d'appel.
- Selon l'article L. 743-22 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'appel formé contre une ordonnance du magistrat du siège du tribunal judiciaire mettant fin à la rétention d'un étranger n'est pas suspensif. Le ministère public peut cependant demander au premier président de la cour d'appel ou à son délégué de déclarer son recours suspensif lorsqu'il lui apparaît que l'intéressé ne dispose pas de garanties de représentation effectives ou en cas de menace grave pour l'ordre public.
- Afin que le ministère public puisse, s'il forme appel, solliciter une telle suspension de la décision de justice mettant fin à la rétention, l'étranger est, en application des dispositions contestées, maintenu à la disposition de la justice pendant un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l'ordonnance au procureur de la République, à moins que celui-ci n'en dispose autrement.
- En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu préserver la faculté pour le ministère public de contester la décision de remise en liberté de l'étranger par un recours suspensif en cas d'absence de garanties de représentation ou de menace pour l'ordre public. Il a ainsi poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et l'objectif de lutte contre l'immigration irrégulière, qui participe de cet objectif.
- Toutefois, en prévoyant que l'étranger dont la rétention a pris fin par l'effet d'une décision de justice est maintenu à la disposition de la justice pour une durée pouvant aller jusqu'à vingt-quatre heures avant l'appel du ministère public, sans que, dans ce délai, un magistrat du siège ne soit appelé à se prononcer sur le bien-fondé d'une telle mesure, les dispositions contestées portent une atteinte excessive à la liberté individuelle. Elles méconnaissent ainsi les exigences de l'article 66 de la Constitution.
- Par conséquent, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, les mots « vingt-quatre heures » figurant à la seconde phrase de l'article L. 743-19 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doivent être déclarés contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
- Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
- En l'espèce, d'une part, l'abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour conséquence de remettre en cause l'effet utile du recours suspensif pouvant être exercé par le ministère public en cas d'absence de garanties de représentation ou de menace pour l'ordre public. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er octobre 2026 la date de l'abrogation de ces dispositions.
- D'autre part, les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
- En revanche, afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi ou, au plus tard, jusqu'au 1er octobre 2026, lorsqu'une ordonnance du magistrat du siège du tribunal judiciaire met fin à sa rétention, l'étranger ne peut, sans que le procureur de la République ait formé appel de cette ordonnance et saisi le premier président de la cour d'appel ou son délégué d'une demande tendant à voir déclarer son recours suspensif, être maintenu à la disposition de la justice au-delà de six heures à compter de la notification de l'ordonnance à ce magistrat, durée prévue par la loi du 16 juin 2011 dont le Conseil constitutionnel a jugé, par sa décision du 9 juin 2011 mentionnée ci-dessus, qu'elle ne méconnaît pas la Constitution.
Le Conseil constitutionnel décide :
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