Les articles 67 et 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 reprennent, souvent mot à mot, les dispositions en vigueur sous la IIIe et la IVe République de sorte qu'on peut affirmer qu'il existe une tradition républicaine en la matière. Identique pour ce qui concerne l'irresponsabilité des actes accomplis dans l'exercice des fonctions, le régime est cependant plus ambigu pour les actes antérieurs ou extérieurs à celles-ci.
I. - Le principe d'irresponsabilité
- L'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics pose, en son premier alinéa, le principe de la responsabilité des ministres devant les chambres et précise, au second alinéa, que « le Président de la République n'est responsable qu'en cas de haute trahison ». Cette disposition a été reprise quasiment mot à mot par le premier alinéa de l'article 42 de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison », et l'article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 s'est borné à ajouter une précision quant à l'objet de l'irresponsabilité présidentielle : « Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. »
Il s'ensuit que, depuis 1875, la responsabilité politique du chef de l'Etat ne peut être mise en cause devant les assemblées parlementaires à raison des actes qu'il accomplit en cette qualité : c'est le Gouvernement qui en endosse la responsabilité politique à travers la règle traditionnelle du contreseing. Si cette règle s'appliquait sans exception avant la Ve République, l'article 19 de la Constitution de 1958 en a dispensé la nomination du Premier ministre, la dissolution de l'Assemblée nationale, le recours au référendum, les pouvoirs exceptionnels de l'article 16, les messages au Parlement et les nominations au Conseil constitutionnel ainsi que la saisine de celui-ci ; mais il faut observer que le Gouvernement se trouve impliqué par les trois premières décisions, tandis que celles qui intéressent le Conseil constitutionnel sont exercées, chacun pour sa part et personnellement, par les présidents des assemblées.
Il n'y a donc, outre les messages, que la décision de recourir à l'article 16 et ses mesures d'application qui relèvent exclusivement de la responsabilité personnelle du chef de l'Etat ; aussi bien, l'article 16 prévoit-il que le Parlement se réunit de plein droit, ce qui ménage la possibilité d'une sanction éventuelle par le renvoi en Haute Cour de Justice pour haute trahison. - Précisément, l'exception au principe de l'irresponsabilité présidentielle réside dans la possibilité de mettre le chef de l'Etat en accusation et de le juger pour haute trahison. L'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics adopta la procédure classique inspirée de l'impeachment des ministres en Grande-Bretagne et étendue au Président des Etats-Unis par la Constitution américaine : mise en accusation par les députés et jugement par les sénateurs constitués en Haute Cour de Justice. La Constitution de 1946 écarta l'intervention de la seconde assemblée (remplacée par le Conseil de la République) : la mise en accusation était décidée par l'Assemblée nationale qui élisait en son sein les deux tiers des membres de la Haute Cour de Justice, le dernier tiers était choisi en dehors de l'Assemblée. Avec le rétablissement du Sénat en 1958, le système adopté combine les deux formules dans un esprit pleinement bicaméral, tant dans la mise en accusation, qui résulte d'un vote identique des deux assemblées, que dans la composition de la Haute Cour de Justice dont les juges sont élus par elles en leur sein et à parité.
II. - La responsabilité à raison
des actes étrangers aux fonctions
Si l'irresponsabilité du Président de la République pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions a été étendue par la jurisprudence aux domaines pénal et civil, car elle constitue une immunité de fond, la situation est plus complexe en ce qui concerne sa responsabilité à raison des actes étrangers à celles-ci, soit parce qu'ils sont antérieurs, soit parce qu'ils sont sans rapport avec elles. Les difficultés d'interprétation de l'article 68 de la Constitution proviennent d'une formulation qui emprunte à la fois à la rédaction de 1875 et à celle de 1946.
- Après avoir confirmé les immunités parlementaires, la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics disposait en son article 12, alinéa premier : « Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat », et l'alinéa suivant déclarait cette procédure applicable aux ministres « pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions ». Il en résultait qu'à la différence des ministres, le privilège de juridiction du Président ne concernait pas seulement la haute trahison mentionnée à l'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 mais qu'il était général et s'étendait donc aux actes étrangers à la fonction. La pertinence de cette lecture littérale avait été contestée par certains éminents auteurs, mais la doctrine dominante comme les autorités politiques de la IIIe République s'y tenaient.
- La Constitution de 1946 a supprimé ce privilège de juridiction. D'une part, elle a regroupé dans le même article 42 la disposition relative à l'irresponsabilité sauf au cas de haute trahison avec celle concernant la mise en accusation, les deux phrases se trouvant dans un rapport de conséquence ; d'autre part, elle a remplacé la rédaction exclusive de 1875 (« il ne peut être mis en accusation que... ») par : « il peut être mis en accusation... ». Les commentateurs en tirèrent la conclusion que les actes étrangers à la fonction ressortissaient désormais au droit commun puisque la mise en accusation devant la Haute Cour de Justice ne concernait plus que la haute trahison.
- En 1958, l'article 68 a repris la formulation de 1946, mais en rétablissant la rédaction restrictive de 1875 pour la seconde phrase (« il ne peut être mis en accusation que... »), de sorte que le régime des actes étrangers à la fonction présidentielle est susceptible de deux interprétations opposées selon que l'on privilégie l'enchaînement logique des propositions hérité de 1946 ou que l'on procède à une lecture qui distingue les deux premières phrases en attribuant une portée autonome et pas seulement stylistique à l'énoncé exclusif de la seconde.
III. - Privilège de juridiction ou inviolabilité temporaire ?
- L'ambiguïté de l'article 68, longtemps négligée, s'est révélée dans la jurisprudence récente. Ayant à statuer sur la compatibilité avec la Constitution des stipulations du traité portant statut de la Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel a retenu la thèse du privilège de juridiction. En effet, après avoir rappelé dans son seizième considérant qu'aux termes de l'article 68 le Président de la République bénéficie de l'irresponsabilité couvrant les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions, hors le cas de haute trahison, la décision n° 99-408 DC du 22 janvier 1999 ajoute « qu'au surplus, pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice selon les modalités fixées par le même article ».
Les juges judiciaires en tirèrent la conséquence que les magistrats sont incompétents pour connaître de faits reprochés au Président de la République et même, en raison des sanctions attachées au refus de témoigner, pour le convoquer en qualité de témoin. - Saisie précisément d'une ordonnance d'incompétence, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a adopté la lecture « IVe République » dans son arrêt du 10 octobre 2001 en estimant qu'il n'y a pas de privilège de juridiction parce que la Haute Cour de Justice n'est compétente qu'en cas de haute trahison et qu'en conséquence les juridictions de droit commun le sont en dehors de cette hypothèse. Mais elle n'a pas pour autant cassé l'arrêt attaqué. Elle a en effet interprété l'article 68 en le rapprochant des autres dispositions de la Constitution relatives à la fonction présidentielle pour conclure à l'inviolabilité temporaire du chef de l'Etat. Dès lors qu'il ne s'agit plus d'une incompétence mais d'une irrecevabilité temporaire, les poursuites sont suspendues jusqu'à la fin du mandat et la prescription l'est également (alors que dans l'hypothèse du privilège de juridiction, seule la saisine de la Haute Cour de Justice peut, non la suspendre, mais l'interrompre).
Si le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation aboutissent à un même résultat - le Président de la République n'est pas un justiciable comme les autres -, c'est par la voie d'interprétations distinctes de l'article 68 qui ne vont pas sans soulever des questions.
IV. - D'autres incertitudes demeurent
- Le privilège de juridiction affirmé par le Conseil constitutionnel reconnaît compétence à la Haute Cour de Justice pour connaître de l'ensemble de la responsabilité pénale du Président de la République, tandis que cette compétence est, selon la Cour de cassation, limitée à la haute trahison. La différence pourrait n'être pas sans conséquences sur le fonctionnement de la Haute Cour de Justice. Certes, la mise en cause de la responsabilité pénale du chef de l'Etat pour des actes étrangers à ses fonctions, et donc sans rapport avec la haute trahison, demeure ouverte aux assemblées, parce qu'il n'appartient pas à la Cour de cassation de se prononcer sur les compétences du Parlement pour saisir la Haute Cour de Justice. Cependant, ce sont des magistrats de la Cour de cassation qui composent le parquet et la commission d'instruction de la Haute Cour de Justice ; la commission d'instruction se borne, il est vrai, pour rendre son ordonnance de renvoi, à l'existence des faits énoncés par la résolution adoptée par le Parlement sans se prononcer sur leur qualification, mais on peut craindre qu'il en résulte de sérieuses difficultés dès lors que ces magistrats estimeront la saisine contraire à l'article 68 tel qu'interprété par la Cour de cassation.
- Il est donc nécessaire de clarifier la compétence de la Haute Cour de Justice. Mais à cette occasion, on rencontre d'autres difficultés.
En ce qui concerne le privilège de juridiction, qui implique la compétence de juger au pénal des actes étrangers à la fonction, la doctrine s'est interrogée sur le point de savoir si la « judiciarisation » de la procédure devant la Haute Cour de Justice opérée par l'ordonnance organique n° 59-1 du 2 janvier 1959 suffit à satisfaire pleinement aux exigences de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en matière de « procès équitable ».
En ce qui concerne la haute trahison, il s'agit d'une notion politique plus que d'une qualification juridique, car ce « crime » n'a jamais été défini. Une seule Constitution a tenté d'en préciser les éléments constitutifs (à l'instar des causes d'abdication de plein droit du roi énumérées en 1791) en prévoyant « toute mesure par laquelle le Président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat » : c'est l'éphémère Constitution du 4 novembre 1848. Le précédent ne fut pas heureux et les constitutions suivantes en revinrent au laconisme antérieur.
En pratique, les hautes cours de justice qui eurent à juger des ministres pour haute trahison (les ministres de Charles X après la révolution de 1830 et Malvy en 1918) s'estimèrent compétentes pour qualifier souverainement les faits reprochés et pour décider en conséquence la peine qui leur est applicable. Cette indétermination jette un doute sur le caractère réellement « pénal » d'un crime dont les éléments matériels ne sont pas précisés, qui n'est pas défini avant d'être commis et dont la peine n'est pas prévue. Aussi bien s'agit-il de justice politique : le rapprochement de ces deux termes évoque la figure de rhétorique qu'on appelle un oxymore.
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La Commission a tiré de ces observations la conclusion qu'il convenait de revoir l'ensemble du dispositif. Elle a jugé utile de le faire à la lumière des enseignements du droit comparé.
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