(ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE - 26 SEPTEMBRE 2017 - ADOPTÉ À L'UNANIMITÉ)
Cet avis s'inscrit dans le cadre d'une étude menée par la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur l'effectivité des droits de l'homme dans les outre-mer, qui fera l'objet d'une publication en 2018
- De tous les territoires de la République, les départements, régions d'outre-mer, ainsi que les collectivités d'outre-mer (DROM-COM) sont, sans conteste, les espaces où la pauvreté est la plus prononcée (i). L'extrême pauvreté constituant un obstacle majeur à la jouissance des droits de l'homme (ii), la CNCDH a considéré qu'il lui appartenait de se saisir de cette question. La commission espère proposer des pistes de réflexion et des solutions durables à un problème structurel, qui n'est pas sans rapport avec les différents mouvements sociaux secouant régulièrement ces territoires. Car, quelle que soit la revendication directe exprimée par les manifestants lors des événements du Chaudron à La Réunion en 1991, de la grève générale des Antilles françaises en 2009 visant la « Pwofitasyon », ou des manifestations du mouvement Pou Lagwiyann dékolé, survenues au printemps 2017 en Guyane, la pauvreté et les inégalités constituent un élément de contexte déterminant.
- Certes, les dispositions en matière de politiques de solidarité applicables aux départements d'outre-mer ont été progressivement harmonisées avec celles de l'hexagone au cours des dernières décennies. Cette extension outre-mer du droit commun en matière sociale, qui a vu le Revenu de solidarité active s'appliquer outre-mer en 2011 - à l'exception de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de Wallis-et-Futuna -, a connu comme plus récent développement la loi « pour l'égalité réelle outre-mer » du 28 février 2017 (iii). Cependant, et bien qu'elle y ait contribué, cette évolution vers l'égalité de droit, ne s'est pas traduite en une égalité sociale et économique de fait : malgré les évolutions positives apportées par les politiques de convergence, les territoires d'outre-mer continuent de souffrir de difficultés en termes de développement économique, affectant directement les niveaux de pauvreté.
- La CNCDH s'inquiète de ce que les difficultés économiques persistantes maintiennent les DROM au côté des COM en queue de presque tous les classements nationaux par indicateur de richesse ou de niveau de vie. Ces difficultés économiques éprouvent aujourd'hui l'effectivité des dispositifs de la solidarité nationale, qui, en dépit de leur application complète dans les territoires ultramarins, ne permettent pas, à eux-seuls, d'endiguer la détresse sociale. À cet égard, il est apparu, lors des auditions conduites par la CNCDH que des systèmes de solidarité historiquement robustes ont joué une fonction importante de protection contre la marginalisation des plus démunis et d'atténuation de l'intensité de la pauvreté. Ces systèmes s'érodent aujourd'hui sous l'effet de plusieurs facteurs, dont l'évolution des modes de vie, particulièrement en milieu urbain, et des structures familiales, qui tendent à affaiblir les solidarités intergénérationnelles.
- Or, depuis sa création, la CNCDH a rappelé sans relâche que la pauvreté, en particulier dans ses manifestations les plus sévères, constitue une violation des droits de l'homme : l'extrême pauvreté, pour reprendre les termes de l'avis du 14 juin 2007, « est non seulement une négation flagrante de la dignité de la personne humaine, mais constitue une violation continue de droits spécifiques, relevant aussi bien des droits civils et politiques, que des droits économiques, sociaux et culturels. C'est au regard de chaque droit particulier, à l'égard de chaque personne, que l'effectivité doit être pleinement garantie (iv) ».
- Cette position s'appuie sur un ensemble de textes nationaux et internationaux par lesquels le Gouvernement français s'est engagé à lutter contre l'extrême pauvreté, dans l'esprit de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui proclame que toute personne « a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » (art. 25-1). Cet engagement a été décliné dans de nombreux traités internationaux, tels que le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels ou la Convention internationale des droits de l'enfant, dont les dispositions encadrent aujourd'hui le premier objectif de développement durable (ODD) adopté par la résolution A/RES/70/1 du 25 septembre 2015. Celui-ci tend à l'« élimination de la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde ». Il a également été réaffirmé dans les Principes directeurs de lutte contre l'extrême pauvreté adoptés par l'ONU en 2012 (v). A l'échelle du Conseil de l'Europe, le principe est garanti en vertu de l'article 30 de la Charte sociale européenne (CSE) qui stipule que : « toute personne a droit à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale (vi) ». Au niveau national, la loi d'orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions (vii) et le Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale adopté en 2013 (viii), traduisent la volonté des pouvoirs publics de donner corps et effet à ces principes. Aussi, la grande pauvreté et l'évaluation des politiques de solidarité sont-elles au cœur des préoccupations de la CNCDH, car il s'agit d'une question de droits fondamentaux.
- A titre liminaire, il convient de souligner que les politiques publiques françaises de lutte contre la pauvreté en France demeurent un sujet de préoccupation pour les instances de suivi des conventions internationales dont la France est signataire. Ainsi, dans ses conclusions du 4 décembre 2015, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a souligné le caractère lacunaire des rapports remis par le Gouvernement français. Selon le CEDS, ils ne satisfont pas l'article 13, §1, de la Charte sociale européenne (CSE) en ce qu'ils ne permettent pas d'apprécier le niveau de l'assistance sociale en France et de s'assurer que celui-ci est adéquat au sens de la CSE (ix).
- En ce qui concerne la pauvreté des enfants plus particulièrement, le Comité des droits de l'enfant des Nations unies a invité à la France à « faire de l'éradication de la pauvreté des enfants une priorité nationale et d'allouer les moyens nécessaires aux programmes visant à soutenir les enfants et les familles les plus démunis, en particulier les enfants et les familles touchés par la crise économique qui vivent dans la pauvreté, les enfants des familles monoparentales et les enfants qui vivent dans des bidonvilles ou dans des “zones urbaines sensibles”, les enfants des départements et territoires d'outre-mer et les enfants migrants non accompagnés » (x).
- Enfin, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (Comité DESC) a exprimé sa préoccupation à l'égard du taux élevé de pauvreté dans les départements, régions et collectivités d'outre-mer (DROM-COM), et jugé « insuffisants, fragmentés et pas suffisamment basés sur les droits de l'homme les dispositifs spécifiques tels que le bouclier qualité-prix (xi) et les mesures en faveur de la croissance et de l'emploi ». Il a donc recommandé à l'Etat d'adopter une approche véritablement axée sur les droits de l'homme dans sa lutte contre la pauvreté, en s'attaquant « en priorité à l'extrême pauvreté, notamment à Mayotte, en veillant à ce que les personnes vivant dans l'extrême précarité aient accès aux prestations sociales » et à « accompagner la mise en œuvre outre-mer du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale de ressources budgétaires proportionnelles aux inégalités et établir un échéancier pour combler les écarts existants dans la jouissance du droit à un niveau de vie suffisant (xii). » Ce faisant, le Comité relaie l'inquiétude persistante de la CNCDH et de la société civile française plus largement à l'égard du retard économique et social qu'accuse les outre-mer et ses conséquences sur l'effectivité des droits fondamentaux pourtant théoriquement reconnus à chacun. Cet avis entend compléter en ce qui concerne les outre-mer les recommandations de l'avis de la CNCDH relatif au suivi des recommandations du Comité des Nations unies sur les droits sociaux, économiques et culturels du 6 juillet 2017 (xiii).
- Ne pouvant étudier chaque DROM-COM, ni se rendre sur place, la CNCDH a mené des auditions en se concentrant plus particulièrement sur les Antilles - y compris Saint-Martin - et La Réunion, afin de dégager un certain nombre de recommandations, dont certaines sont applicables à d'autres territoires de la République.
- Par cet avis, la CNCDH entend d'abord rappeler les éléments du diagnostic de la pauvreté outre-mer, pour ensuite recommander des évolutions allant dans le sens d'une meilleure mesure de la pauvreté, tant en termes qualitatifs, que quantitatifs (I). La CNCDH suggèrera enfin une série de recommandations dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, fondées sur une approche par les droits de l'homme (II).
I. - Pauvreté, inégalités et développement outre-mer
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Le rapport soumis au Premier ministre par Victorin Lurel en mars 2016, intitulé Egalité réelle en outre-mer, qui appuie la loi du même nom, fait état d'un « essoufflement du modèle économique ultramarin » (xiv). Si au cours des dernières décennies, le niveau de développement humain a crû significativement outre-mer, le rapport de Victorin Lurel souligne que la progression de l'indice de développement humain (IDH) dans les territoires ultramarins tient essentiellement à l'augmentation sensible de l'espérance de vie et de la durée de scolarisation (xv) ; la richesse économique (PIB par tête), troisième composante du faisceau, fait figure, quant à elle de « parent pauvre du développement humain », en ce que sa contribution à l'amélioration de l'IDH est limitée, voire négative dans le cas de la Polynésie française (xvi) ; et, de fait, comme le soulignait déjà le rapport d'Eric Doligé et Michel Vergoz, en 2012, « les niveaux de richesse par habitant des départements d'outre-mer étaient inférieurs au PIB hexagonal par habitant dans une proportion allant de 31 à 37 % pour la Martinique et la Guadeloupe jusqu'à 79 % pour Mayotte, en passant par 38 % pour La Réunion et 51 % pour la Guyane. Le PIB par habitant de la Guadeloupe serait inférieur de 27 % à la moyenne des régions françaises (hors Ile-de-France) et de 12 % à celui du département le moins riche de l'Hexagone, le Limousin (xvii) ». Aussi, en 2016, le rapport Lurel proposait-il de porter les efforts sur le développement économique, « maillon faible du développement outre-mer (xviii) ».
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Le retard accusé par les DROM-COM en matière de développement économique se traduit par un problème de chômage massif et persistant, cause de niveaux élevés de pauvreté (1). Il s'agit de mesurer l'ampleur et les manifestations spécifiques de celle-ci (2), en consultant les personnes qui en sont directement affectées (3) et en constituant des outils d'analyse statistique et de comparaison robustes (4).
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Chômage ultramarin et taux de pauvreté
Un chômage aux causes multiples
13. Les taux de chômage des DROM et COM, élevés en comparaison avec la métropole et persistants (xix), expliquent le niveau de richesse globalement inférieur. Ils sont le reflet d'économies sinistrées par la crise de 2008, certes, mais cumulant de surcroît des caractéristiques défavorables à l'emploi propres aux territoires d'outre-mer. Il peut s'agir des difficultés qu'éprouvent les petites économies insulaires à générer de l'emploi, du fait, notamment, de l'éloignement du marché européen et de l'impossibilité d'effectuer des économies d'échelle.
14. Il faut souligner, par ailleurs, le problème d'appariement entre offre et demande d'emploi. Plusieurs facteurs sont en cause : les taux d'illettrisme nettement supérieurs à la moyenne nationale et les niveaux généralement faibles d'éducation : on compte ainsi, outre-mer, un nombre important de jeunes déscolarisés et sans emploi, dits NEET (« ni en emploi, ni en formation, ni en études ») (xx). Le manque d'appariement entre offre et demande d'emploi est également lié au nombre limité de filières de formation supérieure et l'inadéquation, plus généralement, entre les formations proposées et les profils demandés sur le marché local. Enfin, la rencontre entre l'offre et la demande d'emploi est rendue difficile par les problèmes de mobilité et d'accès aux zones d'emploi, indissociables des carences en matière de transports en commun que connaissent globalement les DROM. Il faut noter enfin, que les fortes migrations qui existent entre DROM et métropole, concernent surtout les plus diplômés ; les moins diplômés - et donc plus vulnérables au chômage - sont ainsi surreprésentés sur les marchés du travail ultramarins (xxi), (xxii). Outre le taux chômage, il faut considérer les personnes qui ne sont pas inscrites à Pôle emploi, tout en souhaitant travailler (xxiii). Il est ressorti des discussions entre la CNCDH et ses interlocuteurs, que le non-recours à Pôle emploi était fréquemment lié au découragement des usagers compte tenu du peu de succès que rencontrent les démarches de recherche d'emploi menées via ce dispositif (xxiv). Le taux de chômage ne prend pas en compte, non plus, les personnes exerçant des activités professionnelles non déclarées, ni des activités non-rémunérées socialement utiles, souvent exercées par des femmes.
15. C'est au titre de ces spécificités propres aux « régions ultrapériphériques » que le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne autorise que des mesures économiques faisant exception aux politiques communes soient appliquées outre-mer « compte tenu de la situation économique et sociale structurelle de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique, de La Réunion, de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, des Açores, de Madère et des îles Canaries, qui est aggravée par leur éloignement, l'insularité, leur faible superficie, le relief et le climat difficiles, leur dépendance économique vis-à-vis d'un petit nombre de produits, facteurs dont la permanence et la combinaison nuisent gravement à leur développement (xxv) ». C'est ainsi que la France applique outre-mer une politique d'exonération des cotisations sociales dans certains secteurs d'activité, qui concernait, en 2006, 62 % des salariés des quatre départements d'outre-mer historiques (xxvi).
Les taux de pauvreté ultramarins
16. Ce contexte de chômage massif outre-mer conduit à des taux de pauvreté supérieurs à ceux de la métropole. Il est à noter que le taux de pauvreté dépend du revenu médian de référence que l'on choisit. Il s'agit ici d'une question d'échelle, puisque le revenu médian des DROM étant inférieur à celui de la métropole, le taux varie sensiblement selon que l'on calcule la pauvreté à l'échelle nationale ou départementale (xxvii). Les chiffres montrent néanmoins qu'un grand nombre de personnes vit dans la pauvreté et que, pour beaucoup, le niveau de pauvreté est élevé, y compris dans les « Quatre vieilles » : en 2011, les taux de pauvreté y variaient entre 48,6 % en Martinique et 61,3 % en Guyane, alors que la moyenne française s'élevait à 14,7 % (xxviii).
17. Ces taux de pauvreté reflètent une société où de nombreuses personnes sont contraintes d'avoir recours aux prestations sociales : en Martinique et Guadeloupe, les personnes auditionnées par la CNCDH et les publications sur ce sujet se recoupent pour estimer entre 20 et 25 % les personnes qui vivent grâce au RSA. (xxix).
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Nota. - Le seuil de pauvreté métropolitain pris en compte est celui issu d'enquête et revenus fiscaux et sociaux.
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