JORF n°0031 du 6 février 2022

Délibération n°2022-12 du 19 janvier 2022

Participaient à la séance : Catherine EDWIGE, Jean-Laurent LASTELLE, Ivan FAUCHEUX et Valérie PLAGNOL, commissaires.
Le 17 mars 2021, GridLink Interconnector Limited (« GridLink ») a déposé auprès de la CRE une demande d'investissement pour un projet d'interconnexion de 1400 MW entre la France et le Royaume-Uni, en application du règlement (UE) n° 347/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 concernant des orientations pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes (1) (ci-après « le Règlement infrastructures »). Cette demande d'investissement inclut une demande de partage transfrontalier des coûts d'investissement du projet. GridLink a également fourni à la CRE des nouvelles estimations de ses coûts le 27 mai 2021 et des bénéfices du projet le 16 novembre 2021.
La présente délibération est prise en application du Règlement infrastructures et a pour objet de répondre à la demande de GridLink.

  1. Contexte
    1.1. Le Règlement infrastructures

Le Règlement infrastructures vise à promouvoir l'interconnexion des réseaux européens. Il introduit notamment la notion de projet d'intérêt commun (PIC) qui, dans le domaine de l'électricité, peut concerner des infrastructures de transport, de stockage ou de réseaux intelligents. Ces projets sont considérés par la Commission européenne comme contribuant à la mise en œuvre des corridors prioritaires pour la construction du marché intérieur de l'énergie.
Parmi les mesures destinées à favoriser la réalisation des PIC, le Règlement infrastructures prévoit des mécanismes de financement visant à pallier les problèmes de viabilité commerciale des projets lorsque ceux-ci font obstacle à la prise de décision d'investissement. L'article 12 du Règlement infrastructures dispose ainsi que, à la demande des porteurs de projet et sur la base d'une analyse des coûts et bénéfices pour les pays concernés, les autorités de régulation nationales compétentes décident, de manière coordonnée, d'une répartition des coûts d'investissement dans les six mois à compter de la réception de la dernière demande d'investissement. Cette décision ouvre la possibilité de solliciter une aide financière de l'Union européenne (UE) au titre de l'article 14 du Règlement infrastructures.
Le Règlement infrastructures dispose également que les porteurs de projet doivent inclure dans leur demande d'investissement, une analyse coût-bénéfice conforme à la méthodologie développée par le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité (European Network of Transmission System Operators, ou « ENTSO-E »). La troisième version de cette méthodologie (« la méthodologie CBA 3.0 ») est actuellement utilisée pour ces analyses.
La liste des PIC est adoptée par la Commission européenne sur proposition des groupes régionaux rattachés à chaque corridor prioritaire. Elle est renouvelée tous les deux ans. Le projet GridLink a obtenu le statut de PIC en 2017 et 2019 (PIC n° 1.7.5). Cependant, le projet GridLink n'est pas inclus dans la liste des PIC publiée le 19 novembre 2021, et qui devrait en vigueur au cours du 1er trimestre 2022.

1.2. Calendrier et retour des acteurs sur la consultation publique

En novembre 2020, GridLink avait saisi la CRE et l'Ofgem d'une première demande d'investissement sur le fondement du Règlement infrastructures et de son statut PIC. Néanmoins, depuis la fin de la période de transition de la sortie du Royaume-Uni (RU) de l'Union européenne (Brexit), intervenue le 31 décembre 2020, le Règlement infrastructures a cessé de s'appliquer au Royaume-Uni. La CRE et l'Ofgem avaient alors considéré qu'il n'était plus possible de se prononcer conjointement sur la demande de GridLink.
En conséquence, GridLink a soumis le 17 mars 2021 une demande d'investissement similaire mais adressée uniquement à la CRE. GridLink a également fourni à la CRE une nouvelle estimation de ses coûts le 27 mai 2021.
La CRE a lancé une consultation publique en juin 2021 au sujet de la pertinence d'un nouveau projet d'interconnexion entre la France et le Royaume-Uni. Dans cette consultation, la CRE a émis des réserves sur la pertinence de réaliser une interconnexion supplémentaire à court terme en raison des incertitudes sur les bénéfices du projet, comparativement à ses coûts, et sur l'impact de la mise en œuvre du Brexit. Les répondants sont partagés sur la position de la CRE, une partie considérant que les bénéfices sont incertains et ne l'emportent pas sur les coûts ; tandis que pour une autre partie des répondants, les incertitudes liées au Brexit sont limitées et les bénéfices suffisants. Par ailleurs, certains répondants ont émis des réserves sur l'environnement juridique du projet dans le contexte d'approbation de la 5e liste PIC. Les parties non confidentielles de ces réponses sont publiées sur le site internet de la CRE en même temps que la présente délibération.
A la suite de la consultation, GridLink a effectué, avec le cabinet Afry, des analyses complémentaires sur les bénéfices du projet. GridLink a communiqué les résultats de ces analyses à la CRE le 16 novembre 2021.

1.3. Description du projet

GridLink est un projet d'interconnexion en courant continu entre la France et le Royaume-Uni d'une capacité de 1,4 GW (2 câbles de 700 MW en 525 kV). Il prévoit de relier Kingsnorth au Royaume-Uni à Warande en France, soit une longueur de 160 km (108 km au Royaume-Uni et 52 km en France), dont 146 km sous la mer. Sa mise en service est prévue, à date, pour décembre 2024. Ce projet viendrait s'ajouter à une capacité d'interconnexion déjà existante ou en fin de construction (c'est-à-dire y compris ElecLink) à cette frontière de 4 GW.
La société GridLink Interconnector Ltd, qui porte ce projet d'interconnexion, est détenue en totalité par iCON Infrastructure Partners III LP, un fonds d'infrastructure exclusivement géré et conseillé par iCON Infrastructure LLP (« iCON »). Les investisseurs d'iCON comprennent des fonds de pension, des gestionnaires d'actifs et des compagnies d'assurance du Royaume-Uni, d'Europe, des Etats-Unis, du Canada, du Moyen-Orient et d'Asie. En particulier, iCON investit dans des parcs éoliens aux Etats-Unis et en Europe, ainsi que dans des centrales de cogénération au Royaume-Uni.
GridLink demande à construire et exploiter son interconnexion dans le cadre du régime régulé conformément à l'article 12 du Règlement infrastructures. Contrairement à un régime exempté, ce régime protège l'investisseur contre le risque de rentabilité insuffisante, en assurant la récupération des coûts d'investissement via le tarif d'utilisation des réseaux publics de transport d'électricité. En contrepartie, si les revenus issus des recettes d'utilisation de l'interconnexion dépassent le revenu autorisé associé au projet, l'excédent vient en déduction des recettes à récupérer auprès des utilisateurs du réseau, se traduisant alors par une baisse des tarifs d'accès au réseau.
GridLink demande que la part française des coûts et des revenus du projet soit traitée selon un régime similaire au régime de « Cap and Floor » dont il bénéficie au Royaume-Uni ou alors de manière similaire au régime de RTE pour ses projets d'interconnexion.

  1. Analyse de la CRE

Après avoir analysé l'ensemble des éléments et informations fournis par GridLink, la CRE est arrivée aux conclusions suivantes :

  1. L'analyse coût-bénéfice du projet ne montre pas de manière suffisamment solide, en moyenne sur la base des scénarios contrastés disponibles, que le projet apporte un bénéfice net à la collectivité :
    La CRE s'est principalement appuyée sur les scénarios du TYNDP 2020 ainsi que sur les analyses complémentaires apportées par GridLink pour évaluer le bénéfice économique d'un projet d'interconnexion additionnel. Les résultats du TYNDP 2020 constituent une référence pour l'analyse des bénéfices des projets d'interconnexion dans la mesure où ils sont construits sur des scénarios diversifiés, soumis à consultation, et utilisent plusieurs outils de modélisations reconnus pour confirmer les résultats. Les analyses complémentaires de GridLink apportent un éclairage spécifique tenant compte de certaines études plus récentes relatives à la neutralité carbone en 2050.
    La CRE a considéré différentes sensibilités notamment sur le prix du CO2, l'évolution des mix énergétiques, ou encore l'impact lié au découplage des marchés.
    Pour estimer les coûts de GridLink, la CRE s'est appuyée sur les dernières dépenses d'investissement et d'exploitation annoncées par le porteur de projet, sur l'estimation de la variation du coût des pertes de réseaux réalisée par ENTSO-E dans le TYNDP 2020, ainsi que sur l'estimation de la variation des coûts de congestions réalisée par RTE. La CRE note que :

- dans les scénarios présentant des bénéfices plus importants en raison de prix de l'énergie plus élevés, les coûts des pertes et des congestions seraient également plus élevés ;
- les coûts associés aux projets d'interconnexion à courant continu (HVDC) sous-marins, en particulier les câbles et les stations de conversion, sont soumis à une incertitude croissante du fait de la dynamique de développement de ce type d'interconnexions en Europe, de l'augmentation des raccordements de parcs éoliens en mer et de la hausse des prix des équipements observée sur les marchés.

En moyenne sur les différents scénarios considérés, en incluant ou non le nouveau scénario présenté par GridLink en novembre 2021, les bénéfices sont aujourd'hui inférieurs aux coûts du projet GridLink. Ce constat est renforcé lorsqu'est pris en compte (i) le découplage entre le Royaume-Uni et le marché intérieur européen, (ii) un taux de disponibilité réduit ou (iii) un retard dans l'atteinte des objectifs en matière de mix énergétique. Les bénéfices ne sont supérieurs aux coûts que dans des scénarios de prix du CO2 très élevés ou de dépassement des objectifs nationaux en matière de mix énergétique à horizon 2030.
Par ailleurs, le projet GridLink prévoit de se raccorder au niveau du poste de Warande côté français. Ce poste, situé à proximité de Calais dans le nord de la France, est très proche du point de raccordement des interconnexions IFA2000 (2 GW) et ElecLink (1 GW). Cette zone de réseau est particulièrement dense avec la proximité de la centrale nucléaire de Gravelines et de la frontière avec la Belgique. Les gestionnaires de réseau de transport de la région Manche ont travaillé à l'élaboration d'une méthodologie de calcul des capacités d'interconnexion conjointe en application des codes de réseau européens. En effet, sans même considérer le raccordement de GridLink, RTE pourrait ne pas être en mesure de garantir la capacité complète des interconnexions (y compris ElecLink) sur la frontière entre la France et le Royaume-Uni en cas de maintenance sur certains ouvrages de réseau. Le raccordement du projet GridLink pourrait renforcer ces contraintes et donc l'indisponibilité de certaines interconnexions sur la frontière.
2. Le Brexit, malgré l'accord de commerce et de coopération (2), remet en question la fiabilité des bénéfices présentés par GridLink et pourrait en réduire l'étendue :
En 2017 (3), la CRE a mené une étude pour estimer les conséquences potentielles du Brexit sur la pertinence de tout nouveau projet d'interconnexion entre la France et le Royaume-Uni.
Différents scénarios de Brexit ont été modélisés. L'étude a démontré que le Brexit pouvait avoir un impact significatif sur les bénéfices des projets d'interconnexion. Ainsi, même dans le cas le plus favorable, où le Royaume-Uni restait dans le marché intérieur de l'énergie, mais où le Brexit avait un impact sur la demande d'électricité et le développement des capacités de production d'énergies renouvelables du pays, la valeur d'une nouvelle interconnexion pouvait diminuer jusqu'à 10 %. Dans le cas où les marchés de l'électricité seraient découplés, la valeur d'une nouvelle interconnexion pouvait diminuer de plus de 30 %.
La sortie du Royaume-Uni de l'UE a finalement donné lieu au découplage des marchés électriques journaliers, et les échanges d'électricité sur l'interconnexion France - Royaume-Uni ont perdu en efficacité : l'interconnexion n'est plus toujours utilisée à 100 % de sa capacité dans le sens économique (4), et peut même parfois être utilisée dans le sens inefficient. Cette situation réduit les bénéfices liés à une nouvelle interconnexion. Dans le cadre de l'accord de commerce et de coopération, le Royaume-Uni et l'UE se sont engagés à mettre en place une méthodologie de couplage des marchés dite de Loose Volume Coupling. Toutefois, une telle méthodologie présente de nombreuses incertitudes quant à sa mise en pratique : la seule expérience concrète de mise en œuvre date de septembre 2008 entre l'Allemagne et le Danemark et, après dix jours, ce couplage avait dû être arrêté du fait d'inefficacités répétées (5). Dans ce contexte, l'ENTSO-E a pour le moment émis un avis réservé (6) sur cette méthodologie tout en mettant en exergue les conditions pour une mise en place efficace.
Par ailleurs, du fait du Brexit, les travaux relatifs à la mise en place d'une méthodologie de calcul des capacités coordonné au sein de la région Manche, et notamment avec le Royaume-Uni, ont été suspendus. La réduction de la coordination ainsi induite par le Brexit pourrait avoir un impact négatif sur l'efficacité de la méthode, et donc sur les bénéfices de nouvelles interconnexions. En outre, des incertitudes fortes demeurent quant aux impacts macro-économiques du Brexit sur les relations commerciales entre l'Union européenne et le Royaume-Uni ou sur l'évolution des politiques économiques, énergétiques ou environnementales au Royaume-Uni.
Ainsi, malgré l'accord de commerce et de coopération, la sortie du Royaume-Uni de l'UE reste une source d'incertitudes pesant sur les bénéfices d'une interconnexion. Une partie de ces incertitudes pourraient être levées en 2022 avec la mise en œuvre effective de l'accord de commerce et de coopération.
3. La demande de GridLink s'inscrit dans un environnement juridique incertain :
La demande de GridLink se fonde sur les dispositions de l'article 12 du Règlement infrastructures. Du fait du Brexit, le Règlement infrastructures a cessé de s'appliquer au Royaume-Uni et l'Ofgem n'a plus de compétence au titre de cet article, contraignant la CRE à prendre une décision non conjointe avec l'Ofgem sur cette demande. L'absence de cadre commun soulève ainsi des questions d'applicabilité et de coordination entre les acteurs de part et d'autre de la frontière lors de la décision de partage des coûts, mais aussi pour toutes décisions ultérieures qui seraient nécessaire à l'encadrement régulatoire du projet (7).
En outre, la CRE relève que l'applicabilité des dispositions de l'article 12 du Règlement infrastructures, qui fondent la demande de GridLink et la compétence de la CRE, est conditionnée par le fait que GridLink bénéficie du statut de PIC.
Or, dans le cadre de la 5e liste PIC (8) publiée par la Commission européenne et notifiée en application de l'article 16 du Règlement infrastructure au Conseil et au Parlement européen, le projet GridLink figure dans l'annexe VII(C) qui recense les projets qui ne sont plus considérés comme des PIC. Cette liste devrait entrer en vigueur au cours du 1er trimestre de l'année 2022.
De la sorte, la demande de GridLink et la présente délibération de la CRE interviennent dans un environnement juridique incertain. Toutefois, la révision en cours du Règlement infrastructures, dont l'adoption définitive devrait intervenir au cours du 1er trimestre de l'année 2022, intègre des dispositions spécifiques visant à définir un cadre pour les projets d'interconnexion entre un pays membre de l'Union européenne et un pays tiers.

Décision de la CRE

En application de l'article 12 du règlement (UE) n° 347/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 concernant des orientations pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes, GridLink a déposé, le 17 mars 2021, auprès de la CRE une demande d'investissement pour un projet d'interconnexion de 1 400 MW entre la France et le Royaume-Uni. GridLink a apporté des éléments additionnels le 27 mai 2021 puis le 16 novembre 2021.
A la suite de son évaluation des éléments présentés par GridLink et de l'analyse des scénarios disponibles, la CRE considère que le projet de GridLink est marqué aujourd'hui par une absence de certitude raisonnable sur les coûts et les bénéfices attachés à ce projet, dans un contexte particulier où les incertitudes liées à la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne demeurent fortes malgré l'accord de commerce et de coopération entre l'Union européenne et la communauté européenne de l'énergie atomique, d'une part, et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, d'autre part. Elle considère ainsi que le projet ne présente pas, à ce stade, une maturité suffisante pour pouvoir faire l'objet d'une décision favorable et, a fortiori, pour faire l'objet d'une décision de répartition transfrontalière des coûts conformément à l'article 12, paragraphe 3, du règlement susmentionné. Par conséquent, la CRE rejette la demande d'investissement de Gridlink présentée dans le cadre de l'article 12 du règlement (UE) n° 347/2013.
La présente délibération sera publiée sur le site internet de la CRE et au Journal officiel de la République française. Elle sera transmise à la ministre de la transition écologique ainsi qu'à l'ACER et notifiée à GridLink.

Délibéré à Paris, le 19 janvier 2022.

Pour la Commission de régulation de l'énergie :

Une commissaire,

C. Edwige

(1) Règlement (UE) n° 347/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 concernant des orientations pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes :

https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32013R0347

.

(2) Accord de commerce et de coopération entre l'Union européenne et la communauté européenne de l'énergie atomique, d'une part, et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, d'autre part :

https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22020A1231(01)&from=FR

.

(3) Etude de la valeur des interconnexions entre la France et la Grande-Bretagne.

(4) Le différentiel de prix de l'électricité entre deux pays indique le sens économique des flux en fonction de si celui-ci est positif ou négatif. Le pays ayant un prix de l'électricité plus élevé que son voisin a intérêt à importer un maximum d'électricité de son voisin.

(5) Analyse par HoumollerConsulting de la méthodologie de Loose Volume Coupling.

(6) Analyse coût-bénéfice par l'ENTSO-E de la méthodologie de Loose Volume Coupling.

(7) Des décisions coordonnées peuvent être nécessaires pour la répartition des coûts de maintenance, de renouvellement de démantèlement, de pertes, etc. Par ailleurs, les revenus liés au projet ne sont pas clairement définis, il faudrait également se coordonner quant à leur répartition.

(8) 5e liste PIC publié par la Commission européenne le 19 novembre 2021.